La capacité des écoles à appliquer le protocole de mesures sanitaires pose beaucoup de questions et monopolise toutes les attentions. Partout, l’ensemble des services de l’éducation nationale sont mobilisés à tous les échelons pour tenter de faire appliquer des décisions prises au plus haut niveau, sans conscience de ce qu’elles impliquent localement. Ils se concentrent sur une potentielle réouverture pour quelques semaines en mai-juin, au mépris des conditions sanitaires de base. Une réunion d’enseignants dans un collège de la Vienne a entraîné l’apparition d’un nouveau cluster (4 cas positifs sur 19 adultes présents).
Dans les écoles, les personnels sont inquiets quant aux possibilités de respecter le protocole, quant à notre capacité à pouvoir accueillir les élèves dans des conditions sanitaires satisfaisantes. Les organisations syndicales interpellent, questionnent la capacité des services à mettre en place l’ensemble des mesures nécessaires et réaffirment la priorité à donner à la santé des personnels et des élèves.
Mais de quelle école parle-t-on ?
D’une école où les enfants ne pourront pas s’approcher les unEs des autres à moins d’un mètre. D’une école où leurs enseignantEs ne pourront pas les approcher non plus, pas même pour aller voir leur travail et les valoriser. D’une école où l’ensemble des espaces d’activité en autonomie ont été fermés. D’une école où il faut faudra rester assis à sa table, sans autorisation de se lever et de se déplacer librement. D’une école où les enfants ne pourront rien échanger entre eux, pas même un crayon. D’une école où, à la pause, en récréation, les jeux de balle sont proscrits, ainsi que les jeux de contacts et d’échanges… Même les récréations seront décalées pour que les enfants ne se rencontrent pas.
Alors certes notre ministre peut s’enorgueillir du caractère individualisé de ce qui va être mis en place : mais ce n’est pas par une prise en compte des besoins spécifiques, c’est par la restriction de toutes les formes d’échange ! L’école qu’on nous propose est une école qui nie le besoin de relation sociale de l’enfant. Interrogé sur France Inter, la situation suivante était proposée à M. Blanquer : « Un enfant de 3 ou 4 ans qui a un gros chagrin et qui se met à pleurer, est-ce que la prof peut venir le consoler, le toucher ? » Et le ministre de répondre : « Moi, si j'ai mon enfant de 4 ans à la maison qui pleure, je le prends dans les bras. » La journaliste lui fait remarquer qu’il est dans le même foyer que son enfant, mais que là, dans la situation d’école… et le ministre de tenter l’esquive : « C'est pas au ministre de donner une consigne sanitaire sur un point comme ça. »
C’est sans doute ainsi qu’il faut interpréter les premières lignes des programmes de l’école maternelle : « L'école maternelle est une école bienveillante, plus encore que les étapes ultérieures du parcours scolaire. Sa mission principale est de donner envie aux enfants d'aller à l'école pour apprendre, affirmer et épanouir leur personnalité. » Ou encore, plus loin : « L'équipe pédagogique aménage l'école (les salles de classe, les salles spécialisées, les espaces extérieurs...) afin d'offrir aux enfants un univers qui stimule leur curiosité, répond à leurs besoins notamment de jeu, de mouvement, de repos et de découvertes et multiplie les occasions d'expériences sensorielles, motrices, relationnelles, cognitives en sécurité. »
Habituellement, l’école est déjà loin de satisfaire les besoins des enfants : le manque de moyens, le trop grand nombre d’élèves accueillis, les journées trop longues, les injonctions des programmes... mais dans le contexte de crise sanitaire, les besoins sont niés et l’école en devient totalement inhumaine.
Une école pour qui ?
L’objectif annoncé de cette reprise est de réussir à raccrocher les élèves qui s’éloignaient de l’école, voire qui avait totalement décroché. On pourrait noter qu’il aurait été de bon ton de ne pas faire croire dès le départ que l’école à la maison permettait poursuivre les apprentissages comme en classe, ce qui a mis en difficulté nombre d’élèves qui ne pouvaient pas être accompagnés à la maison et a renforcé la corrélation inégalités scolaires-inégalités sociales…
Mais dans le même temps, la reprise se fait sur la base du volontariat… C’est donc faire le pari que les élèves décrocheurs seront volontaires. On peut y croire sincèrement… comme on peut croire que Philippe Poutou sera maire de Bordeaux. Mais un élève décrocheur n’est pas volontaire pour aller à l’école, par définition, et le plus souvent, un élève n’est pas décrocheur par manque de temps passé à l’école, mais plus souvent par le trop d’école ou d’une école dans laquelle il ne se sent pas à sa place.
Il est trop tôt pour tirer un bilan précis, mais l’ensemble des retours actuels montrent que la grande majorité des élèves qui reviennent à l’école sont ceux qui étaient assidus et qui n’éprouvaient pas de difficultés. Dès lors, l’objectif de réduction des inégalités s’inverse puisque l’école se poursuit pour ceux qui y réussissaient plutôt bien, et que ceux qui sont en difficultés sont laissés pour compte (car soyons clair, le suivi des élèves qui ne reprennent pas en présentiel ne sera pas possible ou alors trop sporadique pour permettre aux élèves d’accéder réellement aux apprentissages).
Sans doute que la fin du salaire maintenu pour la garde de ses enfants à la maison dès le 1er juin va changer la donne. Mais il ne s’agira pas de volontariat de l’enfant ou de sa famille, mais d’impératif économique des parents.
Et même si… Une école pour quoi faire ?
Et même si les élèves en difficultés revenaient… et même si, grâce a des moyens supplémentaires, les conditions d’accueil n’était pas si catastrophique… quelles sont les conditions pédagogiques ? Quelles pratiques favoriser pour permettre aux élèves de dépasser leurs difficultés ? Favoriser l’échange entre pairs, la confrontation cognitive au sein d’un groupe de travail… Impossible ou alors à distance ! Favoriser le travail collectif pour permettre une émulation… Impossible. Favoriser l’activité, le jeu, la manipulation, l’expérimentation, comme support d’apprentissage… Impossible.
Bref, les contraintes sanitaires poussent clairement vers les modes d’enseignements les plus verticaux, laissant à penser qu’il suffit de dire pour faire comprendre. De bien expliquer pour être bien compris. Il n’y a rien de plus inégalitaire que la transmission verticale du savoir puisque seuls celles et ceux qui possèdent les pré-recquis et les codes culturels du savoir y ont accès.
Il ne faut toutefois pas négliger l’importance du langage dans les processus d’apprentissage, et d’ailleurs dans la situation, il ne reste guère que la possibilité de travailler le langage, la verbalisation, l’explicitation et ce à distance, derrière un masque pour l’enseignant. Je ne doute pas que nous fassions de notre mieux, que nous soyons inventifs comme souvent… mais il faut reconnaître que les marges de manœuvre sont bien maigres… Après tout, à la faveur de la crise qui fait rage et face au soulèvement des populations, il est possible que le monde capitaliste s’écroule... et que Philippe Poutou soit effectivement maire de Bordeaux !
Mais ces questions pédagogiques semblent n’avoir aucune importance aux yeux de ceux qui dirigent l’École. On retrouve ici l’idée réactionnaire que les savoirs intellectuels seraient déconnectés de l’expérience personnelle pratique et pourraient se transmettre sans un rapport dialectique à l’expérience vécue. Or c’est exactement le contraire : c’est l’expérience pratique, sensible, qui permet d’accéder, par médiation, à l'intellectualisation. Or l’école qui se met en place avec le protocole sanitaire restreint fortement les possibilités de l’expérience, de la manipulation. Chacun est donc renvoyé à sa propre expérience, et l’on sait1 que les activités personnelles sont intimement liées aux inégalités sociales. Comme le déclare Blanquer lui-même : « Les élèves [le] remercieront dans dix ans en se souvenant de leur lecture de Phèdre pendant le confinement ». Au delà du mépris de classe qui transpire dans cette phrase (tous les enfants n’ont pas Phèdre chez eux), cette citation montre deux choses. D’une part, l’école « d’après le confinement » proposée par Blanquer est une école qui ne semble s’intéresser qu’aux savoirs intellectuels et semble ignorer que ces savoirs ne sont pas accessibles pour touTEs à la simple lecture. Pour beaucoup d’élèves, cette lecture doit s’accompagner d’une mise à disposition d’un certains nombres de codes culturels qui doivent être mis en vie, en action pour être intégrés pour qu’alors la lecture de Phèdre soit réellement un moment d’enrichissement culturel. D’autre part, transparaît ici une vision très individuelle des apprentissages. Les situations où le ministre de l’Éducation met en avant l’individualisation des enseignements et des parcours sont légion. Or les processus d’apprentissage nécessitent souvent l’échange mutuel, la confrontation des positions et des points de vue, l’argumentation, l’explicitation de sa pensée, de son raisonnement… Et ces activités, si elles peuvent être enrichissantes par l’apport mutuel, sont avant tout des situations qui obligent à clarifier pour soi ce qu’on pense, ce qu’on a compris comme nos manques : bref, notre rapport au savoir.
Bien entendu, pour M. Blanquer comme pour tous ceux de la classe supérieure, cette activité intellectuelle a lieu dans le cercle familial et fait même partie des implicites culturels de sa classe.
Dans ce contexte, il est nécessaire de prendre du recul. Pour rouvrir les écoles et accueillir les enfants, un protocole sanitaire strict est nécessaire. Ce protocole rend l’école maltraitante et inhumaine, conduit à un renforcement des inégalités. Il faut savoir le reconnaître et l’accepter, et donc avoir le courage de ne pas rouvrir les écoles dans ces conditions.
Peut-être faut-il proposer des activités à faire à la maison aux enfants ? Sans doute faut-il aussi annoncer des vacances exceptionnellement anticipées aux enfants, et laisser les équipes enseignantes se mettre au travail pour repenser l’école au regard de cette crise et préparer la prochaine rentrée. Ce pourrait être une autre manière de comprendre et de construire collectivement « l’école de la confiance ».
- 1. Voir à ce sujet Bernard Lahire, Enfances de classe, 2019, édition du Seuil.