La fermeture des écoles est une mesure nécessaire et utile qui va dans le sens de la protection des élèves, de leurs familles et des personnels. Elle s’accompagne, comme Jean-Michel Blanquer l’a décrété, d’une politique volontariste de « continuité pédagogique ». En tant qu’enseignantEs, il est nécessaire que nous réfléchissions à ce concept et à ses implications sociologiques comme pédagogiques.
À l’heure où l’on écrit ce texte, s’en prendre à la continuité pédagogique de Blanquer, d’un certain point de vue, c’est tirer sur une ambulance. Depuis quatre jours, à l’impréparation totale du dispositif s’est ajoutée la difficulté technique, puisque tous les outils numériques de l’Education Nationale ont spectaculairement crashé. De fait, assurer la continuité pédagogique, pour la plupart des enseignantEs, cela a consisté à se retrouver plusieurs fois par jour devant une page affichant une erreur 404.
L’école à distance, c’est l’école des inégalités
De même, et cela a beaucoup été souligné, touTEs les élèves et leurs familles ne sont pas égaux/les devant l’accès à ces outils numériques. Une partie d’entre eux n’ont pas d’ordinateur, une part bien plus importante n’ont qu’un ordinateur partagé entre plusieurs membres du foyer. Et beaucoup n’ont pas d’imprimante pour imprimer les fiches envoyées par certainEs professeurEs.
Mais la question est loin d’être uniquement technologique. Car le vrai problème de l’école à distance, ce ne sont pas les outils, c’est la distance. Tout ce qui posait problème dans les devoirs à la maison se retrouve, ici, généralisé et amplifié.
Même s’il n’y a aucun consensus parmi les enseignantEs sur cette question, un certain nombre d’entre eux avaient fait le choix de les limiter fortement, voire de ne pas en donner du tout. Pourquoi ? Parce qu’en « externalisant », en délocalisant une partie de leur enseignement à la maison, lieu des inégalités matérielles, culturelles et sociales, ils savent que seule une partie de leurs élèves pourront pleinement en bénéficier.
On ne voit pas ce qui pourrait différer dans la situation de la « continuité pédagogique » telle que préconisée par le ministère. En pire, puisqu’il n’y aura même pas la possibilité de faire un aller-retour avec le travail en classe, en collectif.
L’une des questions qui se posera dans quelques semaines, lorsque l’école sortira du confinement, c’est la gestion de l’inégalité entre les élèves qui auront fait les fiches de travail et ceux qui ne les auront pas faites. Ou plutôt entre ceux qui peuvent, parce qu’ils viennent de milieux favorisés, et ceux qui n’auront pas pu. C’est-à-dire toutes celles et ceux qui sont trop éloignéEs de l’école et ont besoin de l’accompagnement de leurs professeurEs. Celles et ceux qui vivent dans des situations matérielles trop compliquées pour pouvoir télétravailler à la façon de cadres de start-up. Celles et ceux dont les parents font partie des professions qui continuent à travailler malgré le confinement, et qui ne pourront donc pas être soutenuEs, qui devront même peut-être garder leurs petits frères ou sœurs.
Dans ce cadre, mettre en place la « continuité pédagogique », n’est-ce pas aussi rendre ces mêmes élèves responsables de cette « perte de temps d’école » dont elles et ils sont finalement les premières victimes ?
Continuité rime avec régression
Autre questionnement : faut-il considérer, comme le ministre, que la continuité de l’école malgré le confinement est une sorte de « chouette défi pédagogique », qui amènera quantité d’innovations pour l’avenir ? Passons sur l’indécence d’une telle posture alors que l’épidémie est bien réelle… Sur le plan pédagogique, cette nouvelle école dématérialisée, distanciée, confinée, est une catastrophe pour l’ambition d’émancipation.
Alors bien sûr, il y aura quelques innovations, notamment sur l’usage des nouvelles technologies. Mais la pédagogie ce n’est pas la même chose que l’innovation.
Avant tout, ce qui se cache derrière la logique de la « continuité pédagogique », c’est une vision datée de l’éducation. Une vision où prédomine la transmission d’un ensemble bien défini de savoirs, du maître vers l’élève, en temps et en heure. C’est pourquoi celles et ceux qui pensent comme Jean-Michel Blanquer vivent comme un drame la perspective de « perdre » deux mois sur les programmes scolaires.
Quant à la contrainte du distanciel, elle dicte le type de tâche que les enseignantEs peuvent demander à leurs élèves. Fini la recherche, fini le travail en groupe, fini les projets, fini les exposés, l’enseignement se retrouve réduit à sa forme la plus traditionnaliste : la fiche d’exercices.
Nous sommes loin, très loin d’un travail émancipateur qui placerait l’élève en situation d’auteur. Il s’agit ici, comme le préconise le ministre, de travailler pour travailler. Sans forcément comprendre, d’ailleurs, pourquoi on travaille. Il y a finalement quelque chose qui a plus à voir ici avec la morale qu’avec la pédagogie.
Peut-on se passer de l’école lorsqu’on est confiné ?
C’est finalement la grande question : puisque cette « école du confinement » est une école plus inégalitaire, une école qui renonce à être émancipatrice, ne vaudrait-il pas mieux s’en passer ?
Poser la question, c’est évidemment être à rebours du discours dominant depuis une semaine, et en particulier du discours d’évidence du ministre de l’éducation lui-même. Discours qui a rencontré un écho non négligeable chez une partie des enseignantEs, qui se sont surchargéEs de travail, pour au final surcharger de devoirs divers et variés les élèves, de la maternelle au lycée.
On peut pourtant sortir de cette vision de l’école et du travail comme un devoir moral. Et se dire qu’en ces temps d’épidémie, en ces temps de recomposition brutale de notre quotidien, de rupture violente dans notre lien au monde et aux autres, faire des exercices de maths ou de conjugaison n’est peut-être pas la priorité.
L’abondance de devoirs avait peut-être pour but de rassurer les plus inquiets des parents et des élèves. Elle a surtout généré du stress et de la tension dans les microsociétés familiales. Puisque parents et enfants vont devoir se supporter sous le même toit pendant de longues semaines de confinement, ce n’est peut-être pas très malin de commencer par s’engueuler à cause des devoirs.
L’essentiel est ailleurs. Il ne s’agit nullement de romantiser cette période de confinement, bien au contraire, mais de poser la question des priorités. Lire, dessiner, faire la cuisine ensemble, regarder des films, inventer des histoires, jouer à des jeux de cartes ou de société en famille, se filmer avec son téléphone, sont des activités tout aussi utiles que les contenus pédagogiques certifiés « nation apprenante ».
L’école peut être suspendue pendant quelques semaines. Ce n’est pas un drame. Il faut peut-être oser se le dire. En tous cas cela évitera d’avoir fait, pendant deux mois, une école accessible uniquement aux classes moyennes et supérieures. Et cela permettra à touTEs de se consacrer à l’essentiel face à l’épidémie, à savoir : prendre soin de soi et des autres.
Quel rôle pour l’École et ses enseignantEs ?
Mais ce n’est pas parce que l’école et ses enseignantEs ne sont, dans cette drôle de période que nous vivons, pas nécessaires, que nous ne pouvons pas nous rendre utiles. Non pas dans notre rôle traditionnel de transmetteurs de savoirs, mais dans notre rôle social.
Car les enfants, à l’instar des adultes, seront bientôt aux prises avec deux des périls du confinement : l’ennui et l’isolement. Trouver de quoi s’occuper, conserver le lien avec les autres : deux objectifs qui apparaitront peut-être pâlots aux tenants de la Grande Ecole Républicaine, mais qui sont pourtant fondamentaux.
Espérons que nos élèves trouvent d’eux-mêmes, autour d’eux, des parents, des frères, des sœurs, des voisinEs, pour traverser cette difficile période. Des proches qui leur permettront de se sentir moins seulEs, alors que l’école, leur principal lien social, est suspendue. Des proches qui les guideront vers des activités pour passer le temps sans trop le subir. Et pour cela, on ne sera jamais trop d’adultes. Les enseignantEs peuvent aussi apporter leur contribution. Ils et elles peuvent endosser un rôle qui pour une fois ne sera pas le premier rôle ; qui sera peut-être même de la simple figuration. Mais qu’importe si nous contribuons pour une part, même infime, à ce que les enfants et les jeunes dont nous avions croisé la route avant le 16 mars se sentent un peu mieux.
On doit peut-être renoncer à « faire cours » lorsque « faire cours » n’a plus de sens. Mais on n’a pas à renoncer à envoyer des conseils pour lutter contre l’ennui et surtout à prendre de ses nouvelles de nos élèves. C’est peut-être cela qui nous permettra de renouer avec la pédagogie malgré le virus et malgré le confinement : en considérant nos élèves non pas comme des robots apprenants, mais comme des êtres humains.