La position des enseignantEs vis-à-vis du mouvement ouvrier est fluctuante et dépend essentiellement d’un choix politique, subjectif de ces personnels et de leurs organisations.
Dès ses débuts, l’Internationale traite de la question éducative et revendique l’instruction intégrale pour surmonter la division entre travail intellectuel et travail manuel.
Socialiser l’éducation : l’école dans la révolution
La Commune de Paris, première à rendre l’école laïque, 100 % gratuite (fournitures comprises) et obligatoire, promeut cette école intégrale où les enfants, filles ou garçons, se forment simultanément sur le plan intellectuel, culturel, manuel et professionnel. Elle ouvre des écoles-ateliers. En outre, l’École ne fait pas exception à la volonté d’impliquer l’ensemble des travailleurs dans l’organisation de la société. Les parents peuvent assister aux cours, participer aux choix de ce qui est enseigné et comment. Enfin, les écoles récoltent habits et nourriture pour pourvoir aux besoins des enfants.
On retrouve cette même dynamique pendant la Révolution espagnole, en Catalogne notamment, entre 1936 et 1939. En pleine guerre civile, les milices ouvrières mobilisent des travailleurs pour bâtir des écoles et transporter les enfants, parfois loin de la ville vers la campagne. Réciproquement l’école participe au travail des milices : on apprend en produisant des choses utiles pour les élèves, leur famille, les milices, notamment la nourriture avec des potagers « pédagogiques ». Les enfants apprennent en produisant.
Les enseignant·E·s, le syndicalisme et la grève au XXe siècle en France
Alors que les fonctionnaires sont privés du droit de grève et du droit syndical jusqu’en 1946, les instituteurs constituent des amicales dont certaines ont une activité para syndicale. Des instituteurs influencés par le syndicalisme révolutionnaire créent en 1905 la Fédération nationale des syndicats d’instituteurs. Les professeurs du secondaire, mieux payés et respectés par la République, ne connaissent pas la même dynamique syndicale.
En 1905, le Manifeste des instituteurs syndicalistes revendique au nom de l’intérêt républicain le droit de se syndiquer, l’adhésion à la CGT et la participation aux bourses du travail : « Par leurs origines, par la simplicité de leur vie, les instituteurs appartiennent au peuple. Ils lui appartiennent aussi parce que c’est aux fils du peuple qu’ils sont chargés d’enseigner. Nous instruisons les enfants du peuple le jour. Quoi de plus naturel que nous songions à nous retrouver avec les hommes du peuple le soir ? C’est au milieu des syndicats ouvriers que nous prendrons connaissance des besoins intellectuels et moraux du peuple. C’est à leur contact et avec leur collaboration que nous établirons nos programmes et nos méthodes. […]. Les syndicats doivent se préparer à constituer les cadres des futures organisations autonomes auxquelles l’État remettra le soin d’assurer sous son contrôle et sous leur contrôle réciproque les services progressivement socialisés. »
Cependant, les instituteurs refusent de faire grève : « En cas de grève générale, nous estimons que le plus grand service que nous puissions rendre à la classe ouvrière ne serait pas de descendre manifester dans la rue. La place des enfants n’est pas au milieu des mouvements ouvriers : ils constituent un danger pour les uns et pour les autres ».
Même la grève sur des revendications sectorielles est rejetée : « La grève des instituteurs est un moyen si faible de pression sur les pouvoirs publics que rien n’en justifierait l’emploi. Est-ce que les classes ne sont pas fermées deux mois chaque année ? La vie nationale n’en est même pas suspendue ».
Pendant l’entre-deux guerres, l’idée de la grève de l’enseignement fait son chemin. La première grève enseignante aura lieu en 1933, pour une durée d’une demi-heure ! En 1934, les instituteurs et institutrices participent pour la première fois massivement à une grève interprofessionnelle.
Après la Seconde Guerre mondiale, on pourra souligner des grèves politiques pendant la guerre d’Algérie. Cependant Mai 68 opérera un tournant dans les rapports entre mouvement ouvrier, enseignantEs et la jeunesse scolarisée. La Fédération syndicale de l’Éducation nationale (FEN) approuve le mouvement et fait le pont entre l’UNEF (syndicat étudiant) et les syndicats ouvriers. Les profs du secondaire se divisent face à la remise en cause de l’institution scolaire et de leur autorité par le mouvement lycéen mais cela n’empêche pas un fort mouvement de soutien. Dans les lycées se créent des comités de mobilisation mêlant profs et élèves qui organisent des actions communes. Ces expériences laissent entrevoir la possibilité d’un autre rapport, non basé sur la domination et l’autorité, entre les enseignantEs et les élèves. Dans le mouvement de Mai 68, les enseignantEs occupent une position intermédiaire entre la jeunesse et le mouvement ouvrier. La FEN fait le pont entre l’UNEF (syndicat étudiant) et les syndicats ouvriers.
Depuis 1995, les personnels de l’éducation occupent une place importante dans la conflictualité sociale : grève éduc de 98 en Seine-Saint-Denis, mouvement contre les réforme Allègre en 1999 et Fillon 2005, grèves contre les réformes des retraites en 2003, 2010, 2019 et 2023.
Cependant, les hésitations sur la question de la grève, sur le rapport à la jeunesse et ses mobilisations, sur le lien avec le reste du monde du travail continuent de tirailler les personnels des établissements scolaires.
Quel sens de la grève des établissements scolaires ?
À quoi sert la grève des établissements scolaires ? Cette question continue de tarauder les personnels des établissements scolaires. CertainEs hésitent à faire grève par crainte de ne pas gêner les pouvoirs politiques et économiques et de pénaliser les élèves. D’autres envisagent la grève uniquement pour se libérer du temps pour aller bloquer les flux ou d’autres secteurs économiques jugés « stratégiques ». Dans les deux cas, l’école est perçue comme élément extérieur au système de production, et y faire grève n’aurait aucun impact en soi, sauf à se libérer du temps pour agir ailleurs. Nous combattons cette tendance.
La grève dans les établissements scolaires en elle-même produit un rapport de force. La grève de la « garderie du MEDEF » a un poids économique immédiat. On l’a vu à la sortie du confinement : lorsque les établissements scolaires ferment, l’économie tourne au ralenti, et pour la relancer, il a fallu ouvrir les écoles, collèges, et lycées à marche forcée. La grève scolaire peut également opérer des ruptures, même momentanées, avec le système de légitimation de l’ordre social existant, et remettre en cause à large échelle la sélection, le tri social et le contrôle du pouvoir sur les apprentissages des élèves. Finalement que montrent les grévistes aux élèves de leur établissement ? Qu’on ne doit pas tout accepter. Qu’on peut combattre les rapports de domination et d’exploitation. Un tel exemple donné à la jeunesse conteste les velléités hégémoniques du pouvoir politique. C’est également un élément de rapport de force.
En plus des éléments de rapport de force, on peut dire un mot sur la dimension éducative de la grève. Faire grève, c’est un acte éducatif en soi, et vivant en plus. Les piquets de grève, la présence des grévistes, d’affiches, banderoles et slogans, dans et aux abords des établissements, les AG, l’élaboration collective avec les parents et les élèves participent à une éducation émancipatrice. Et ce d’autant plus que les organisation politiques et syndicales de jeunesse sont en régression, et que la culture des mouvements de masse étudiants ou lycéens ne se transmet que confidentiellement. Dans les dernières mobilisations lycéennes ou étudiantes les blocages systématiques et les réseaux sociaux tendent à remplacer la grève et les AG. En collège et lycée, beaucoup de personnels très mobiliséEs sont frileux à l’idée de discuter stratégie de lutte avec les élèves. Pourtant il serait intéressant de transmettre les expériences, partager les réflexions stratégiques sur la grève entre personnels et élèves à condition de laisser les élèves prendre leurs propres décisions et choisir leurs moyens d’actions, et de rompre avec les rapports d’autorité prof-élève notamment.
Enfin, la surface sociale de l’école en rend la grève, lorsqu’elle est massive, extrêmement visible car son information arrive directement dans de nombreuses familles. Le maillage territorial des écoles et établissements fait que les poches de grèves sont à tous les coins de rue. Donc une grève massive et active peut rapidement changer le décor et avoir une force d’entraînement sur les autres secteurs.
Pour conclure, la question du sens et de la force de la grève dans les établissements scolaires ne trouve pas ses limites tant dans une position prétendument impotente de l’école au sein du système capitaliste, ni dans le risque de « pénaliser » les élèves. La grève des établissements scolaires peut être un élément puissant de rapport de force, à condition d’être massive et continue.
Auto-organisation et contrôle ouvrier
On ne perd pas de vue que l’auto-organisation existe lorsqu’une fraction importante des grévistes participe activement. Pour cela il faut des périmètres d’AG qui correspondent tout au plus à quelques centaines de collègues, qui désignent des comités de mobilisation, plus restreints, qui mettent en œuvre les tâches de la grève, et qui se coordonnent à une échelle plus large (agglo, arrondissement, département) par le biais de mandatements. Ce n’est pas toujours possible comme on l’a vu lors des derniers mouvements.
Au-delà de l’auto-organisation de la grève elle-même, comment poser la question du contrôle de la production au sein des établissements scolaires ? Comment les établissements scolaires et leurs personnels, pourront participer, en lien avec l’ensemble des travailleuses et travailleurs à « déscolariser la société et socialiser l’éducation » ? Il faudra bien d’une part ouvrir les écoles, collèges et lycées à leurs parents, aux travailleurs du quartier… pour qu’ils/elles participent à l’éducation intellectuelle, physique et technique des jeunes. D’autre part faire sortir élèves et pédagogues des établissements scolaires pour apprendre en produisant, produire en apprenant, sous le contrôle des travailleurs et non du patronat comme le proposent les formes actuelles d’apprentissage.