Publié le Jeudi 9 février 2023 à 11h00.

« Selon le tribunal administratif une action de grève est une prise d’otage "symbolique" »

À la suite d’une action militante contre la réforme Blanquer en 2019 dans un lycée de Melle (Deux-Sèvres) au moment des épreuves du bac, quatre enseignantEs sont victimes de répression. Entretien avec l’un d’entre eux, Aladin Lévêque, enseignant, syndicaliste à Sud éducation et membre du collectif des répriméEs de l’Éducation nationale « Sois prof et tais-toi ».

Peux-tu nous faire un retour sur ce qu’il s’est passé à Melle en 2019, quelle fut votre action militante et pour quelles raisons ?

Le lycée Joseph-Desfontaines de Melle s’est très fortement mobilisé lors de la passation des épreuves d’E3C (épreuves communes de contrôle continu, depuis supprimées) en janvier et février 2019. Les élèves, les enseignantEs et les parents d’élèves se sont tous mobiliséEs pour dénoncer aussi bien l’esprit général de la réforme Blanquer que les conditions déplorables de passation des examens. Les épreuves ont été reportées trois fois sous l’effet de l’ampleur de la contestation. Pendant plusieurs semaines, un bras de fer s’est engagé avec l’administration et le rectorat de Poitiers, qui ont préféré avoir recours aux forces de l’ordre ainsi qu’à des pressions managériales. Lors d’une des journées de mobilisation, des élèves ont été enferméEs dans les salles d’examen, et l’administration a barricadé tout un étage de l’établissement, sanglant des portes coupe-feu et des sorties de secours.

Ce jour-là, l’administration a mis en danger les élèves : des consignes avaient été données de ne pas appeler les pompiers et de ne pas évacuer les élèves alors que plusieurs cas de malaise avaient été signalés, notamment un malaise cardiaque qui n’a pas été pris en charge. Certains élèves ont dénoncé des violences commises à leur égard par des membres de l’administration, avérées par des témoignages aussi bien d’élèves que d’enseignantEs. Bien que le rectorat de Poitiers ait été informé de ces débordements, il n’a cessé de durcir sa logique de répression du mouvement de contestation. À cela se sont ajoutées des pressions morales et managériales : l’administration a par exemple contraint des enseignantEs grévistes à participer à des réunions institutionnelles. En deux semaines, plus de vingt enseignantEs ont été mis en arrêt maladie à la suite des pressions qu’ils subissaient. En résumé, cette affaire est l’histoire d’un passage en force de l’administration qui a tout mis en œuvre pour faire taire la contestation. Elle a finalement réussi à y parvenir en prenant des mesures exemplaires contre quatre enseignantEs qu’elle identifiait comme les « meneurs » et « meneuses » de cette mobilisation. En tout, nous avons été suspenduEs huit mois, puis très lourdement sanctionnéEs lors de conseils de discipline, les sanctions allant jusqu’à des mutations d’office.

De votre point de vue, pourquoi y a-t-il une telle répression ? pour faire taire la colère ? 

Selon moi l’objectif est double : instiller la peur en mettant en place des sanctions exemplaires et tenter de pousser à une redéfinition des droits et des libertés syndicales, jugées contraignantes pour l’administration. Lorsque nous avons appris notre suspension, nous avons commencé un long travail de recensement pour déterminer si nous étions ou non un cas isolé. Nous nous sommes rendu compte que la répression que nous subissions avait eu lieu dans près de la moitié des académies, et dans des configurations semblables, bien qu’elle ait été plus ou moins extrême selon les cas. Contrairement à ce que l’on pense, les enseignantEs ne sont pas soumis à un devoir de réserve mais à un devoir de neutralité, ce qui leur permet, lorsqu’ils ne sont plus en service ou en grève, de pouvoir exprimer publiquement et librement leur désaccord avec une réforme et avec leur hiérarchie. Dans l’ensemble des cas recensés, l’administration estimait que l’usage du droit de grève entrait en contradiction avec l’obligation de neutralité des enseignantEs, ce qui revenait à l’interpréter comme un devoir de réserve. Le droit de grève devient alors fautif par lui-même. Ce que nous apprend ce jugement, c’est qu’il n’est plus besoin de fautes caractérisées pour sanctionner un fonctionnaire. À l’origine, on nous reprochait un usage « abusif » du droit de grève : notre administration nous accusait d’avoir bloqué notre établissement et d’avoir, à cette occasion, « séquestré » des membres de l’administration. Le rectorat de Poitiers, face à l’épreuve des faits, avait lui-même fini par abandonner ces accusations lors des conseils de discipline. Cela n’a pourtant pas empêché le tribunal administratif de considérer qu’il y avait eu un blocage « symbolique » de l’établissement et, par la même occasion, une « séquestration symbolique » des membres de l’administration. Ou comment reconnaître que, factuellement, nous n’avons rien fait de mal, si ce n’est faire grève. En 2018, Emmanuel Macron et Jean-Michel Blanquer avaient qualifié de « prise d’otage » l’action de grève initiée par les enseignantEs au moment du bac. Le 6 décembre dernier, le tribunal administratif a réalisé leur rêve le plus fou en décrétant qu’une action de grève pouvait être interprétée comme une prise d’otage « symbolique ». Au-delà de susciter la peur, la répression a aussi pour objectif de créer des précédents juridiques dans le but de vider peu à peu de sa substance le droit syndical…

Face à ce jugement, la mobilisation autour de vous existe : que s’est-il déjà passé ? Que prévoyez-vous ?

Nous avons reçu un soutien syndical sans précédent. De nombreux rassemblements ont eu lieu ces deux dernières années. Le plus important a réuni près de 1 500 personnes devant le rectorat de Poitiers lors des conseils de discipline.

Je pense que si le soutien a été si massif, c’est parce que nous avons peu à peu réussi à mettre en évidence le fait que ce que nous subissions dépassait nos seuls cas personnels et était l’expression d’un phénomène structurel, d’une répression syndicale qui était susceptible de toucher l’ensemble des personnels mobilisés de l’Éducation nationale mais pas que... En 2020, nous avons pris part à la création d’un collectif interprofessionnel contre la répression au travail, avec des militantEs syndicaux de nombreux secteurs (Anthony Smith pour l’Inspection du travail, Yann Gaudin pour Pôle emploi, Gaël Quirante pour La Poste, Eric Bezou à la SNCF, Alexandre El Gamal et Ahmed Berrahal à la RATP, les infirmierEs du Rouvray, les étudiants de Nanterre et bien d’autres encore) qui tous, ont été poursuivis par leur hiérarchie ou leur administration en raison de leur activité syndicale. En 2021, nous avons aussi participé à la création du collectif des répriméEs de l’Éducation nationale « Sois prof et tais-toi », qui a pour but de recenser et d’accompagner toutes celles et ceux qui subissent une telle répression syndicale. Nous allons bien évidemment poursuivre ce travail car, à l’Éducation nationale comme ailleurs, la liste ne cesse de s’allonger. Concernant le verdict, nous ne pouvons accepter qu’il fasse office de précédent juridique : nous allons donc faire appel de la décision.

Quels liens faites-vous avec les autres formes de répression comme avec les anti-bassines elles et eux aussi répriméEs ?

La stratégie répressive est toujours payante pour le pouvoir en place. Elle fait peur, elle coûte très cher à celles et ceux qui la subissent et elle permet de ralentir n’importe quelle lutte sociale et de la transformer en une lutte uniquement défensive. Pendant que nous luttions pour nous défendre, la réforme du bac s’est peu à peu installée et mise en place ; tout le temps que nous passions à nous défendre, c’était du temps que nous n’avions plus pour la combattre. Comme toujours, ils miseront sur le pourrissement de la situation et compteront ainsi sur l’usure des militantEs ; pour cela, ils n’ont pas d’autres armes que la répression. Il faut à tout prix que nous les empêchions de transformer la lutte contre les bassines en une lutte défensive…

Propos recueillis par Alexandre Raguet