L’année 2018-2019 est riche en enseignements. Il n’y aurait pas eu de mobilisation dans ce secteur sans les Gilets Jaunes, ce qui explique, en partie ses formes nouvelles et des nouveaux problèmes à résoudre.
Macron avait annoncé, dès sa campagne présidentielle, son projet de casse de tous les acquis sociaux, y compris dans l’éducation. Jean-Michel Blanquer était l’homme de la situation. Vieux briscard du ministère, où il a été notamment recteur des académies de Guyane puis de Créteil et directeur général de l’enseignement scolaire (DGESco) sous Luc Chatel. Sa méthode consiste à attaquer tous les niveaux en même temps, pour aller jusqu’au bout des réformes engagées depuis 2005. Dans ce sens, Blanquer représente un saut qualitatif dans la destruction de l’Éducation nationale, ce que Laurence de Cock appelle la « contre-démocratisation ». En face, tous les syndicats semblent être désemparés, ne pouvant ni négocier ce qui est déjà annoncé dans la presse (organe préféré du ministre), ni mobiliser l’ensemble des collègues, faute d’éléments concrets contre lesquels se battre (texte de loi, décret, etc.). Le sursaut vient de la mobilisation des Gilets Jaunes. Au départ, une partie des enseignantEs, et leurs syndicats ne comprend pas cette mobilisation, voire l’assimile à un mouvement de droite extrême. La FSU a toujours refusé de signer des appels syndicaux nationaux à la mobilisation aux côtés des Gilets Jaunes. C’est sans doute cet effarement doublé d’inaction syndicale qui contribue à expliquer l’éparpillement des mobilisations tout au long de l’année.
Gilets Jaunes et mobilisation de la jeunesse
Les premières manifestations sabbatiques des Gilets Jaunes, en novembre-décembre 2018, vont avoir un écho dans la jeunesse scolarisée. Les mobilisations des Gilets Jaunes (occupations de rond-points dans les villes péri-urbaines notamment), l’écho positif qu’ils rencontrent dans les banlieues et quartiers populaires va donner l’envie aux jeunes de se mobiliser. Ils se dotent de leurs propres mots d’ordre contre ParcourSup, les réformes Blanquer du lycée et du bac (qui n’est qu’à l’état de rapport ministériel). Rapidement, des enseignantEs vont grossir les rangs, ajoutant la grève aux blocages des lycées. Mais la mobilisation est inattendue et la majorité des enseignantEs n’est pas prête à un engagement contre le ministre préféré des françaisEs. La réponse gouvernementale ne se fait pas attendre : la police, les CRS, la BAC et même la garde montée sont envoyés devant les lycées mobilisés, tirant au flashball sur les jeunes, comme ils le font le samedi sur les Gilets Jaunes. Le 6 décembre, les forces de l’ordre procèdent à une rafle de 151 jeunes à Mantes-La-Jolie. Cette arrestation, où pendant trois heures des jeunes ont dû se tenir sur les genoux, mains sur la tête, est filmée par un policier, qui commente « voilà une classe qui se tient sage ». La vidéo est diffusée sur le web, comme un avertissement. L’objectif premier est réussi : la mobilisation de la jeunesse sera défaite, et il n’y aura plus de mobilisation des jeunes sur cette question jusqu’à la fin de l’année. Mais la posture imposée aux lycéenNEs restera comme un emblème de la mobilisation des Gilets Jaunes. Cette vidéo bouscule les a priori concernant ce ministre et va permettre le développement des mobilisations et des coordinations locales d’enseignantEs.
Coordination des enseignantEs en lutte
Le 19 décembre se tient une première coordination nationale des enseignantEs mobiliséEs pour l’abrogation des réformes Blanquer et ParcourSup regroupant neuf collectifs départementaux ou régionaux ainsi que de trente collectifs ou AG d’établissement provenant de dix-sept départements. Cette coordination est une première tentative de regrouper les différents collectifs. Trois autres coordinations nationales auront lieu (2 février, 17 mars et 12 mai). Ces assemblées sont un outil pour faire émerger une direction auto-organisée aux luttes, dans un contexte où les syndicats ne font rien nationalement, ou si peu, pour mobiliser l’ensemble de la profession. Il s’agit de se réunir, nationalement, le plus rapidement possible, entre enseignantEs de différentes villes, départements ou régions, pour définir les revendications et se coordonner. Les limites de ces assemblées sont liées au faible nombre d’enseignantEs mobiliséEs et aux réticences de certaines directions syndicales. Il n’a pas été possible de dépasser les journées de grève intersyndicale, ni d’imposer un cadre auto-organisé large. En Île-de-France, il s’est même tenu jusqu’à trois assemblées générales en même temps : une assemblée Île-de-France, appelée par les établissements en luttes et divers collectifs ; une assemblée de l’académie de Créteil, de déléguéEs mandatéEs par des AG locales, appelée par le SNES et FO et une assemblée générale départementale appelée par SUD… Mais aucune de ces assemblées n’a pu prouver ni sa supériorité numérique, ni une utilité plus importante que les deux autres. Ces tergiversations n’ont pas aidé à donner un cadre évident d’élaboration collectif pour tous les enseignantEs. Cependant, l’AG toulousaine a su maintenir un cadre auto-organisé avec la participation des syndicats locaux.
La question des salaires
Dès mi-décembre, un nouveau collectif va émerger sur les réseaux sociaux : les Stylos Rouges. Leurs revendications sont claires : augmentation des salaires ; amélioration des conditions d’apprentissage et reconnaissance par l’État de la qualité et du travail des enseignantEs. Leurs apparitions, au delà des réseaux sociaux, se centrent sur les manifestations du samedi et sur des coups d’éclat en soirée. Ce cadre corporatiste va devenir la coqueluche des médias, et contribuer à décrédibiliser J-M. Blanquer, qui se prétend à l’écoute de la profession. Les Stylos Rouges mettent sur l’avant-scène la baisse du pouvoir d’achat des enseignantEs depuis 20 ans. Le ministre essaiera d’y répondre, fin août 2019, en annonçant une augmentation de 300€ (brut) par an. Cette mesure est ressentie comme un camouflet, d’autant qu’elle avait été décidée par le gouvernement précédent et différée par Macron. Au début, les Stylos Rouges sont farouchement opposés à la présence des syndicats et ils ne voient pas la grève comme un moyen d’action (« on ne veut pas perdre de l’argent, on veut en gagner plus »). Ils apparaissent comme un cadre de plus, distinct des collectifs enseignantEs contre les réformes Blanquer et des syndicats.
Répression des enseignantEs et loi sur la confiance
La répression ministérielle n’a pas touché que les jeunes. Elle commence dès décembre, lorsqu’une enseignante de Dijon est convoquée à l’inspection académique pour avoir écrit un billet contre Macron sur son Blog. Et ces remises au pas ne vont pas faiblir tout au long de l’année, que ce soit pour des actions symboliques (mettre 20/20 sur des bulletins), réelle (grève lors d’un bac blanc), individuelle, collectives ou syndicale (interdiction de participer à un stage syndical). Cette répression va jusqu’au déplacement de deux enseignantEs du collège République à Bobigny. Réprimer la contestation est une marque de fabrique de Blanquer. Il anticipe deux réformes de ce gouvernement : la loi sur la réforme de la fonction publique, qui limite fortement les droits des commissions paritaires (qui s’occupent, entre autres, des litiges avec l’administration) et la loi sur l’école de la confiance, dont l’article 1 rappelle le devoir d’exemplarité des enseignantEs. Cette loi « Blanquer » sur l’école, discutée à l’Assemblée nationale à partir du 5 décembre 2018 et définitivement adoptée le 28 juillet 2019, est un amalgame d’articles peu structurés, dont on ne comprend la logique globale qu’en regardant l’ensemble des réformes Blanquer (réforme du lycée, du lycée pro, du bac, de l’éducation prioritaire). La droite s’atèle alors à des amendements des plus réactionnaires : la présence dans chaque classe des drapeaux français et européen et de couplets de la Marseillaise ; l’obligation du financement d’écoles privées par les mairies si ces dernières ne peuvent pas scolariser tous les enfants de leur commune dès 2 ans. Mais c’est un autre amendement qui déclenchera l’ire des professeurEs des écoles. Il s’agit de la mise en place d’écoles publiques des savoirs fondamentaux (EPSF). Derrière ce sigle, il s’agit de mettre en commun les directions d’écoles et de collèges avec peu ou pas de perspectives de poursuite d’études pour les enfants qui y sont parqués. S’il faut attendre le mois de mars pour que la mobilisation prenne corps, il faut noter que cette lutte a su lier les professeurs avec les parents d’élèves pour discuter de la loi, informer largement et mettre en place des journées « écoles désertes ». Des assemblées massives d’instits ont lieu. Mais elles n’arrivent pas à embrayer sur une grève reconductible. Une des difficultés est de passer du blocage de l’école à la grève active des professeurEs et d’accepter que le vote d’une grève engage réellement les enseignantEs. Des actions quotidiennes et des journées de manifestation rapprochées sont indispensables pour permettre à de nouveaux collègues de rejoindre la lutte. Toujours est-il, que Blanquer abandonne les EPSF. Ce recul apparaît comme une victoire. La mobilisation s’arrête presque partout, sauf à Toulouse, où, dès le 9 mai, lors d’une journée de grève, une assemblée générale de 150 personnels décide de voter la grève reconductible, le blocage des examens et de faire un cortège de l’éducation avec les gilets jaunes les samedis. Mais l’année est presque terminée dans les lycées.
Vers la grève du bac
Les divers collectifs existants, les assemblées générales se sont croisés dans les manifestations syndicales et se sont fédérés sous la bannière « intercollectif - la chaine des bahuts ». Motivés par la décision de l’AG de Toulouse, ils proposent de faire grève pendant le bac. Cet appel est repris par une intersyndicale large (qui va du SNALC à la CNT), mais également par les Stylos Rouges et la chaine des bahuts pour une grève le 17 juin (premier jour du bac). Les mots d’ordre sont clairs : une revalorisation des rémunérations ; le retrait des réformes des lycées et du baccalauréat et le retrait des projets de loi « école de la confiance » et « Fonction publique ». Cette grève du bac est une première, avec un appel intersyndical aussi large. La signature sur le tract national intersyndical des Stylos Rouges et de la Chaine des Bahuts n’est pas anodine. Cela montre la place prise par ces collectifs, dans le paysage politique et médiatique. Cela montre aussi le chemin parcouru par les Stylos Rouges en six mois de mobilisation. Le 17 juin, aucune épreuve n’a été fondamentalement perturbée et la grève n’est que peu reconduite. Si de très nombreux enseignantEs ont suivi la grève, les forces déployées par le ministère ont été beaucoup plus importantes. Mais cela a donné l’énergie nécessaire pour qu’un nombre significatif d’enseignantEs refusent de rendre les copies du bac, après correction. Blanquer, tentant de passer en force à nouveau, a alors rompu le cadre égalitaire que représente le bac en obligeant à entrer des notes aléatoires pour « combler les trous », au mépris de la loi et du droit de grève. De nouveaux enseignantEs se mettent alors en grève le 4 juillet. Même si cette grève des corrections n’a touché que quelques centres, l’impact médiatique a permis de déstabiliser Blanquer, qui perd 16 points dans les sondages entre février 2018 et septembre 2019. Aujourd’hui, unE françaisE sur deux trouverait légitime que les enseignantEs se mettent en grève à la rentrée.
On recommence par le milieu
Cette année de luttes et leur fédération en juillet ont fait émerger une nouvelle génération militante, qui s’est réuni à l’université d’été des enseignantEs et de l’éducation fin août 2019. Outre le fait de commencer à se doter d’un corpus idéologique commun, ces réunions ont débouché sur une première coordination nationale le 28 août et diverses AG de ville la première semaine de la rentrée. Cela faisait bien longtemps que l’on n’avait pas connu une rentrée aussi combative. Il s’agit maintenant de mettre cette énergie pour convaincre l’ensemble des enseignantEs, des jeunes et des parents d’élèves pour un mouvement de grève reconductible massif contre la politique de Blanquer. La tâche est compliquée, mais elle n’a jamais été aussi proche de nous !
Raphaël Greggan