Par DANIELA COBET.
Les dernières années ont été marquées en Amérique Latine par un début d’épuisement du phénomène, certes hétérogène, des gouvernements post-néolibéraux, dits « progressistes », arrivés au pouvoir à partir du début des années 2000. Malgré les particularités linguistiques et historiques qui séparent le géant sud-américain de ses voisins, le Brésil n’échappe pas à la règle et se situe lui-aussi dans ce que l’on pourrait appeler une « fin de cycle ».
Ce constat général ne doit cependant pas se confondre avec un quelconque pronostic électoral, puisqu’il s’agit d’un processus complexe et multiforme, qui ne peut se dénouer qu’à moyen terme. Par ailleurs, ce même processus à l’échelle du sous-continent n’a pas empêché chez les voisins hispanophones Maduro d’être réélu au Venezuela et ne devrait pas non plus menacer la ré-élection d’Evo Morales en Bolivie.
Une dégradation de la situation économique
La stabilité qui a régné pendant la première décennie du Parti des travailleurs (PT) au pouvoir était en grande mesure assise sur un cycle ascendant de l’économie mondiale, qui au Brésil s’est prolongé au-delà du début de la crise capitaliste en 2008, grâce à un flux exceptionnel de capitaux étrangers, ainsi qu’à une forte demande de matières premières de part de la Chine, le tout ayant permis d’accroître temporairement le marché interne brésilien.
La productivité industrielle a néanmoins stagné et n’a donc pas été en mesure de suivre la croissance de la demande, ce qui a eu tendance à aggraver les problèmes structurels du pays. La dépendance à l’égard des capitaux étrangers a grimpé de façon vertigineuse en faisant du réal une des devises les plus volatiles au monde. Le faible taux d’investissement et l’oscillation des prix à l’échelle internationale créent des pressions inflationnistes constantes. Le taux d’endettement des foyers et des entreprises menace de plus en plus la consommation. Face à tous ces symptômes, l’éternel remède de l’augmentation des taux d’intérêt visant à contenir l’inflation et à attirer des capitaux étrangers ne peut qu’aggraver les choses.
Les projections pour les prochains mois ne montrent pas de perspective d’amélioration, mais plutôt des tendances à la stagnation, voire à la récession, et on commence à le sentir avec le taux de chômage qui monte, en particulier dans l’industrie. Dans ce contexte, les illusions d’une amélioration graduelle et durable des conditions de vie des travailleurs et des couches populaires qu’a alimentées le PT pendant des années commencent à se briser sous les coups de la crise capitaliste mondiale qui, avec quelques années de décalage, est désormais bel et bien arrivée dans les pays dits « émergents ».
Il serait difficile d’expliquer comment les gouvernements de Lula et ensuite de Dilma ont pu faire un certain nombre de concessions aux travailleurs et aux couches populaires, tout en respectant l’ensemble des accords avec l’impérialisme et ses institutions, sans cette conjoncture économique favorable. Voilà pourquoi l’inversion des tendances sur ce terrain peut changer des choses.
Un pays moins inégal ?
Qu’il y a eu une réduction de la pauvreté extrême et du chômage pendant les années de gouvernement du PT est un fait, personne ne peut le nier. Cela est le produit d’une combinaison entre les tendances objectives évoquées ci-dessus et une politique de création et augmentation des allocations sociales pour les couches les plus pauvres, celles qui étaient en situation de malnutrition, etc. Ce n’est donc pas un fait du hasard si c’est dans la région Nord-est du pays, une des plus touchées par ces problèmes, que Lula a constitué dès son premier gouvernement sa base sociale la plus solide. Cependant, est-ce qu’il y a eu un partage du revenu national essentiellement différent entre le capital et le travail, une sorte de « partage des richesses » ?
Une donnée peut éclaircir la question : selon une étude de l’Université nationale de Brasilia, entre 2006 et 2012 les 5 % les plus riches sont passés d’un niveau correspondant à 40 % du revenu national à… 44 % ! En effet la part des salaires dans le PBI brésilien a plutôt baissé et tourne aujourd’hui autour de seulement 35 %. Cela suffit à briser tout mythe sur une soi-disant politique à la Robin des Bois…
Une nouvelle classe moyenne ?
Un autre élément central de la propagande luliste est le fait qu’une grande partie des anciens pauvres et des travailleurs auraient accédé à la classe moyenne. Il faut avoir une étrange vision de ce qui peut être la classe moyenne lorsqu’on sait que 15 % des salariés ne touchent même pas le salaire minimum, qui correspond à un peu plus de 200 euros et est quatre fois inférieur à ce que l’équivalent de l’INSEE au Brésil dit être nécessaire pour subvenir aux besoins élémentaires d’un travailleur. Le salaire moyen, qui concerne plus de la moitié de la population active, tourne autour de 1,5 salaire minimum.
Il est utile de rappeler également que la durée hebdomadaire de travail au Brésil est de 44 heures et que plus d’un tiers de la population se voit obligée de la dépasser pour boucler ses fins de mois, et que la précarité a été la règle pour les nouveaux emplois crées dans le pays. Plutôt que de nouvelle classe moyenne, il faut parler d’extension du salariat.
Les paroles et les actes
C’est bien dans cette contradiction entre un discours exultant sur le « miracle brésilien » et la réalité qui se sont engouffrées les mobilisations massives de juin 2013. Puisque le pays a avancé, qu’il y a de la croissance, qu’il devient une puissance, etc., pourquoi les travailleurs ne pourraient-ils pas vivre un peu mieux, disposer de services publics corrects ? De là, le fait que l’étincelle soit venue des prix des transports qui sont une véritable charge pour les travailleurs (le prix d’un trajet de métro dépasse un euro et il n’y a pas de système d’abonnement).
Des millions de Brésiliens sont ainsi descendus dans la rue pour réclamer de nouveaux acquis, encouragés en partie par la propagande du PT autour de l’idée d’une amélioration graduelle des conditions de vie, mais aussi par la réalité d’un budget compromis conjoncturellement par les dépenses liées à l’organisation du Mondial et plus structurellement par le paiement de la dette et de ses intérêts, qui engagent 44 % de celui-ci.
Au-delà de juin : recomposition ouvrière et crise du régime syndical
Ce qui est intéressant à noter, c’est que cette explosion sociale en grande partie inattendue n’est pas un fait totalement isolé. Elle a été préparée de façon silencieuse par des centaines de grèves, en particulier sur les salaires et les conditions de travail et, de façon plus ouverte au moins à partir de 2011, par les émeutes ouvrières sur les chantiers de construction d’infrastructures. Les manifestations de juin n’ont fait qu’accélérer ce processus profond de recomposition du mouvement ouvrier.
De la grève des balayeurs de Rio à celle des universités de la région de São Paulo, en passant par les chauffeurs de bus de plusieurs régions, les travailleurs du métro de São Paulo et d’autres, c’est une véritable vague nationale de grèves qui est en cours, et de plus se combine avec beaucoup d’autres phénomènes politiques, de lutte pour le logement, contre la violence policière, le racisme. Rien à voir avec la paix sociale qui a régné dans le pays pendant de nombreuses années comme résultat de la politique de conciliation de classes du PT et de la cooptation de toute une partie des directions du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux.
Là où, par contre, l’extrême gauche conserve des positions syndicales, comme dans le métro de São Paulo ou à l’Université de São Paulo, des expériences très avancées peuvent avoir lieu. Une grève offensive du métro à la veille du début du Mondial, avec piquets, qui a subi une énorme répression, avec 42 licenciés (dont 35 ont déjà été réintégrés par décision de justice). Une grève victorieuse de quatre mois à l’Université de São Paulo, dirigée par un comité de grève d’une centaine de délégués élus par secteurs, avec un programme non corporatiste de défense des services publiques et des conditions de vie de la population. Dans les deux cas, un aspect remarquable a été la fusion d’éléments porteurs d’une grande tradition de lutte et de jeunes de la « génération de juin ».
Et les élections dans tout ça ?
Pendant que nous clôturons ce numéro, les Brésiliens s’apprêtent à voter pour leurs président, gouverneurs et députés. S’il est vrai que la situation oblige aujourd’hui l’ensemble des candidats à avoir un discours « social »1, la configuration générale des élections semble plutôt contradictoire avec une situation qui a évolué clairement à gauche depuis l’année dernière. Le principal symptôme en est que la candidature de « l’ordre » que représente Dilma Roussef apparaisse comme la plus à gauche parmi les candidats en position de l’emporter. Car malgré son discours « rénovateur » et son profil « populaire », sa probable adversaire au deuxième tour, Marina Silva, incarne un programme clairement libéral, couronné par une série de positions assez obscurantistes sur les questions de société telles que la religion, l’avortement ou les droits des LGBTI.
Il est tout de même paradoxal que la crise politique ouverte à partir des mobilisations de juin 2013, exprimée à travers le slogan « Ils ne nous représentent pas » scandé par les manifestants, et dont a témoigné la chute de la popularité de tous les gouvernements à tous les niveaux (Etat central, régions, municipalités), finisse par être partiellement canalisée aussi vite par une droite libérale au visage renouvelé.
Dilma, de son côté, a fini par trouver elle aussi un positionnement, en essayant de se présenter comme étant « à gauche » ou en tout cas un moindre mal et un rempart contre des reculs sociaux, histoire de capitaliser ainsi la peur d’un retour en arrière et le sentiment « conservateur », qui peut exister dans des larges couches de travailleurs et des secteurs populaires, à l’égard des (petits) acquis obtenus sous le gouvernement du PT.
Il est clair que la radicalisation qui s’est exprimée en juin 2013 se trouve peu ou mal exprimée dans l’échéance électorale qui approche. Cette radicalité se trouve certainement masquée pour une part derrière le vote utile pour Dilma en tant que « moindre mal », et pour une autre derrière l’envie de « donner une chance » à Marina Silva. C’est qui est sûr néanmoins, c’est que quel que soit le vainqueur, le prochain gouvernement s’attèlera à la tâche d’imposer des reculs sociaux à une classe ouvrière et une jeunesse qui se sont levées, et qui ne se laisseront pas faire si facilement.
Notes
1 Il suffit pour s’en rendre compte d’entendre Aécio Neves, le représentant de la droite libérale, parler de ré-étatisation de la compagnie pétrolière Petrobras, de l’élargissement des allocations sociales ou du renforcement des services publics.