Poutine et son régime ont décidé de briser le mouvement de contestation en Russie. Usant de méthodes qui ne sont pas sans rappeler celles des procès staliniens, ils ciblent en particulier les organisations et militants de gauche. Des actions de dénonciation et protestation ont été engagées dans une série de pays, dont la France, mais elles doivent absolument être renforcées.
Cela fait un an que le compte à rebours du troisième mandat de Vladimir Poutine a commencé. Le 7 mai 2012, le cortège présidentiel s’est rendu au Kremlin en traversant les rues inhabituellement vides du centre de Mos-cou, cerné par la police. Cette étrange cérémonie avait été précédée de plusieurs mois de protestations massives ayant mis fin à la « stabilité » politique présentée par le régime comme une de ses plus grandes réalisations.
La manifestation qui avait réuni des milliers de personnes à Moscou le 6 mai, veille de l’inauguration du mandat de Poutine, avait été une des actions les plus importantes. Elle s’était terminée par une confrontation avec la police inédite par son ampleur et sa durée. Une provocation évidente de la police avait mis en cause le caractère non violent du mouvement, sur lequel avait tant insisté la frange libérale de ses leaders. L’ensemble des milliers de participants à la manifestation devenaient ainsi des accusés potentiels de l’action pénale sur des « troubles massifs de l’ordre public » qui a été ouverte par la suite.
Cette affaire, dans le cadre de laquelle, un an plus tard, des dizaines d’accusés risquent d’écoper de peines d’empri-sonnement prolongées, alors que des dizaines d’autres continuent de subir perquisitions et arrestations, constituera (et constitue déjà) le plus grand procès politique dans l’histoire du régime actuel. Ce n’est pas d’un nouveau cas de violation des droits de l’homme dont il s’agit, ni d’une tentative de la part des organes répressifs de briser et soumettre certains individus proches du sommet de l’élite russe. « L’affaire du 6 mai » est d’une nature différente de celle des procès politiques symptomatiques de la « stabi-lité » poutinienne, tels que le procès de Mikhaïl Khodorkovski ou l’affaire Pussy Riot. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est à une réponse ferme des autorités à la question du pouvoir, posée par les masses sur les places moscovites en 2011 et 2012. Pratiquement tout participant aux manifestations de l’année dernière est susceptible de se retrouver sur le banc des accusés. Et le procès à venir sera l’occasion de faire comprendre à tous ceux et toutes celles qui songent à s’engager dans une participation politique active que toute résistance est inutile et que le pouvoir est omnipotent.
A l’heure actuelle, de nombreux éditorialistes libéraux tentent d’établir un parallèle avec la terreur stalinienne. Bien que leur ampleur et leur signification historique ne soient pas comparables, les mécanismes par lesquels le pouvoir met en place ce procès politique ont en effet quelques points communs avec cette période sombre de notre histoire. L’affaire « du 6 mai » s’articule autour d’un scénario de découverte d’un complot contre l’Etat, de vices de procédure, d’usage de la torture et d’une importante propagande médiatique. Aujourd’hui, pour la gauche russe, il est d’une importance cruciale d’attirer l’attention internationale sur les nouveaux « procès de Moscou » mais aussi d’aider les camarades du monde entier à comprendre, au travers de cet exemple tragique, l’évolution répressive irrésistible du régime politique en place en Russie.
Que s’est-il passé le 6 mai ?
Après que Vladimir Poutine s’était assuré un nouveau mandat présidentiel aux élections du 4 mars 2012, en recourant à la fois à une immense pression administrative exercée sur les électeurs, à des fraudes massives et à une rhétorique populiste mensongère, beaucoup pensaient que les mobilisations avaient perdu leur raison d’être. Les espoirs naïfs de milliers d’opposants, engagés comme observateurs des élections et qui pensaient mettre fin aux tricheries, s’étaient brisés. Les deux actions qui eurent lieu dans la foulée des élections, les 5 et 10 mars, virent le potentiel de mobilisation du mouvement se tarir par rapport aux mois précédents. Les prises de parole des leaders de l’opposition libérale reflétaient bien la désorientation et l’absence d’un plan d’action. Quand, vers la mi-mai, le leader du Front de gauche, Sergueï Oudaltsov, appela à battre le pavé à la veille de l’entrée en fonction de Poutine, la plupart des observateurs ne cachèrent pas leur scepticisme.
Le Front de gauche est une petite formation apparue vers le milieu de la décennie 2000. Elle regroupe aussi bien d’anciens membres de groupes staliniens et post-staliniens que des socialistes antiauto-ritaires. Elle a commencé à être connue du public au début de la contestation, en décembre 2011. Son succès était surtout dû à la figure de son leader, Sergueï Oudaltsov, un orateur brillant ayant participé à diverses actions à l’issue des-quelles il se faisait presque systé-mati-quement arrêter. À l’instar du populiste de droite Alexeï Navalny, il est devenu l’une des figures les plus populaires du mouvement.
Cependant, Sergueï Oudaltsov a toujours fait l’objet de critiques au sein de la gauche russe : on l’a accusé de vouloir minimiser la question du socialisme dans ses interventions, d’avoir tendance à faire des compromis inutiles avec l’opposition libérale et d’avoir recours à des pratiques antidémocratiques et autoritaires au sein de son organisation. Presque toutes ces accusations sont justifiées. Cependant, dans la conscience des masses, Oudaltsov est non seulement un des leaders du mouvement d’opposition, mais il est également le seul représentant connu de son aile gauche. Ainsi, son appel à une nouvelle manifestation sous l’accroche « Marche des millions » trouva un certain écho auprès de la gauche, alors que les libéraux s’enfonçaient dans le pessimisme.
Mais ce jour-là, contrairement à toutes les prévisions, plus de 60 000 personnes rejoignirent la manifestation. Alors que le cortège s’approchait du point de rassem-blement, la police provoquait les mani-festants en leur barrant l’accès à la place. L’argument principal était que le nombre réel de participants dépassait de loin le nombre prévu, et que la Place Bolotnaïa, où devait avoir lieu le meeting, ne pouvait les accueillir tous. C’est évidemment absurde : le 10 décembre 2011, cette im-mense place vide en plein centre de Moscou avait accueilli le premier meeting « pour des élections justes », auquel avaient participé jusqu’à 80 000 personnes selon différentes estimations. Il était évident que la police cherchait un prétexte pour donner une leçon sévère au mouvement.
Tous ceux qui voulurent franchir le cordon policier se firent réprimer violemment et arrêter. Cette violence sans précédent suscita la résistance d’une partie des manifestants, qui tentèrent de faire obs-tacle aux arrestations et décidèrent d’occuper la place tant que les personnes arrêtées ne seraient pas libérées. Selon les chiffres officiels, près de 30 policiers furent blessés pendant la dispersion de la manifestation. Les confrontations du 6 mai durèrent plusieurs heures. Près de 650 personnes furent finalement arrêtées, une partie d’entre elles passant la nuit au poste.
Un mois de mai 2012 assez chaud
Le jour suivant, des milliers de contes-tataires descendaient de nouveau dans la rue, pour aller à la rencontre du cortège présidentiel. Dès le matin, le centre-ville était devenu l’arène d’une opération policière de grande ampleur, dont le but était de nettoyer le voie empruntée par le président, non seulement des activistes mais également des passants en général. La journée se terminait de nouveau avec des postes de police pleins à craquer. Cependant, au cours des jours suivants, des centaines de personne continuèrent à descendre dans la rue, comptant bien venir à bout des forces de la police et établir un lieu de contestation permanent sur l’une des places du centre-ville. Leurs espoirs furent comblés au soir du 9 mai, quand la police cessa les arrestations massives et que certains de ses membres refusèrent de répondre aux ordres, les considérant insensés.
À partir de ce moment et pendant près de deux semaines, un campement de protes-tation s’organisa sur un des boulevards du centre de la ville. Le nombre de participants oscillait entre quelques centaines et quelques milliers. Quelques jours après l’installation, le rôle important joué par la gauche radicale dans cette initiative était déjà perceptible. Ce sont les militants du Mouvement socialiste de Russie (RSD) et les anarchistes qui lancèrent l’idée de tenir des assemblées réunissant tous les participants, pour décider de stratégies et régler la vie quotidienne du campement. L’endroit fut baptisé « Occupy Abaï », du nom du poète kazakh Abaï dont la statue se trouvait à cet endroit. Bien que le campement fût finalement démonté par la police, ses deux semaines d’existence écrivirent une des pages les plus importantes de l’histoire des protestations moscovites. L’événement mit en évidence tant la possibilité d’avoir recours à de nouvelles formes d’actions politiques, basées sur la démocratie directe, que la popularité croissante de la gauche radicale.
Parallèlement, les autorités annoncèrent l’ouverture d’une action pénale sur la base de l’article relatif à « l’organisation et la participation à des troubles massifs de l’ordre public ». L’attaché de presse de Vladimir Poutine, Dmitri Peskov, fit cette déclaration agressive : « De mon point de vue, la police a été assez tendre. J’aurais voulu qu’elle y aille plus fort. Il ne s’agis-sait pas des provocateurs auxquels s’attendaient les autorités de Moscou. »
Un grand procès politique
Dès le 27 mai, la première accusée pour « usage de la violence à l’encontre de la police », l’anarchiste de 19 ans Alexandra Doukhanina, a été arrêtée. D’autres arres-tations ont eu lieu au cours des mois d’été. Presque toutes les personnes arrêtées sont restées en détention préventive jusqu’à la fin de l’instruction, bien que leurs avocats aient assuré que leurs clients ne quit-teraient pas la ville et ne présentaient pas un danger pour la société. Les détenus représentaient à eux seuls toute l’hété-rogénéité du mouvement.
On trouve parmi eux des activistes de gauche, comme les anarchistes Doukha-nine et Stepan Zimin, le militant du Front de gauche Vladimir Akimenkov, le mili-tant LGBT antifasciste Nikolaï Kavakzskiï. Il y avait également des représentants de groupes d’extrême droite ayant pris une part active aux manifestations dès le début, comme Rikhard Sobolev et Iaroslav Be-lousov. Mais on trouvait surtout parmi les accusés ceux qu’on a appelés des « activistes civils », des gens sans appartenance poli-tique claire, dont l’expérience politique se limite à quelques manifestations de masse. Il semblait par moments que l’instruction tirait au hasard, attrapant des participants à l’une ou l’autre des manifestations, de façon à créer une atmosphère de peur généralisée.
Cependant, toutes ces arrestations étaient guidées par une logique. Dès le départ, près de 200 juges d’instruction de dif-férentes régions du pays étaient mis sur « l’affaire du 6 mai ». Ils étaient notamment chargés de mener une analyse détaillée des informations fournies pas la vidéo-surveillance sur les lieux des confronta-tions, afin de démasquer les participants « ayant recours à la violence ». Parallè-le-ment, l’instruction était chargée d’une mission bien plus ambitieuse encore : réunir tous ces épisodes en un scénario conspirationiste logique, dans lequel les manifestants seraient en fait des marion-nettes dans les mains habiles des supposés organisateurs.
Sans précédent par son ampleur et la mobilisation des ressources qui la sous-tend, « l’affaire du 6 mai » a réuni dans une symphonie parfaite toutes les struc-tures répressives de la Russie de Poutine. La police procédait à des arrestations inat-tendues de suspects, le FSB (Service fédéral de sécurité) et le Centre de lutte contre l’extrémisme utilisaient leurs bases de données relatives aux activistes poli-tiques, tandis que l’instruction et l’écriture du scénario du procès revenaient au Comité d’enquête (SK) de la Fédération de Russie. Cette structure, créée très récem-ment, joue un rôle de plus en plus important dans la vie politique du pays. Depuis le début de l’année 2011, le SK est une organisation complètement indépen-dante du Parquet général, chargée d’enquêter sur les affaires les plus retentissantes et les plus impor-tantes. Il est dirigé par Alexandre Bastrykin, originaire de Saint-Pétersbourg et ami personnel de Vladimir Poutine, actuellement l’une des personnes les plus influentes dans l’appareil d’Etat. « L’affaire du 6 mai » est de la plus haute importance pour Bastrykin et sa structure, puisque l’avenir du SK et l’augmentation de son budget dépendent de sa réussite.
Anatomiïa Protesta – l’anatomie de la contestation
Pour que le scénario du procès soit complet, il ne manquait donc plus que des organisateurs secrets. Ainsi, le 5 octobre 2012, l’une des principales chaînes de télévision russe, NTV, diffusa-t-elle un film de type « document d’enquête » contenant des accusations fantasma-go-riques à l’égard de l’opposition, et notam-ment de Sergueï Oudaltsov. Ce produit de propagande de qualité médiocre faisait état des liens qu’Oudaltsov entre-tiendrait avec des services étrangers. Par ailleurs, les activités du Front de gauche qu’il dirige étaient présentées comme des manigances de la part d’ennemis inté-rieurs du pays. En guise de preuve principale, le film contenait l’enregis-tre-ment d’une discussion à laquelle parti-cipaient Sergueï Oudaltsov, le militant du Front de gauche Léonid Razvojaev, le membre du Mouvement socialiste de Russie (RSD) Konstantin Lebedev et l’un des proches conseillers du président géorgien, Guivi Targamadzé. La discus-sion portait entre autres sur le transfert d’une importante somme d’argent de la part des Géorgiens « pour la déstabilisation de la Russie ».
Malgré le fait que les visages n’étaient pas visibles et que le son avait de toute évidence été monté et posé sur la vidéo a posteriori, deux jours plus tard, le Comité d’enquête s’en servait pour ouvrir une action en justice. Konstantin Lebedev était arrêté le 17 octobre, alors que Sergueï Oudaltsov était relâché après son inter-rogatoire, ayant signé un engagement à ne pas quitter le territoire de la ville. Le 19 octobre, le troisième participant à cette nouvelle « affaire », Léonid Razvojaev, ten-tait de faire une demande d’asile politique auprès de la représentation de l’ONU en Ukraine. A peine était-il sorti de l’immeuble de la représentation que des inconnus le jetaient violemment dans une voiture et lui faisaient traverser la frontière illégalement. Une fois en Russie, dans un endroit inconnu, il a été soumis à la torture et à des menaces, proférées notamment à l’encontre de sa famille. On lui a fait signer une « autodénonciation volontaire » ainsi qu’une déposition. Dans celle-ci, Razvojaev reconnaissait entre-tenir des liens avec des services secrets étrangers et préparer un soulèvement armé auquel Konstantin Lebedev et Ser-gueï Oudaltsov étaient tous deux partie prenante.
Nouvelle attaque en 2013
A la fin de l’année dernière, l’instruction était donc en possession de tous les éléments nécessaires à la construction d’un procès politique logique et de grande ampleur : les participants de base et les dirigeants, donnant les instructions éma-nant elles-mêmes de services secrets étran-gers. Quand les traits de « l’affaire du 6 mai » furent bien dessinés, les autorités procédèrent à une nouvelle série d’arres-tations. À l’heure actuelle, 27 personnes sont sur le banc des accusés et la liste est toujours ouverte. La dernière arrestation, celle du militant du Front de gauche Dmitri Roukavichnikov, a eu lieu le 2 avril. L’instruction promet de mettre un terme à l’enquête et de passer l’affaire aux mains du tribunal pendant l’été, ce qui signifie qu’entre-temps on peut s’attendre à d’autres arrestations.
« L’affaire du 6 mai » a déjà entraîné son lot de drames humains. Ainsi, le 17 janvier 2013, après que sa demande d’asile eut été refusée, l’un des suspects, Alexandre Dolmatov, s’est donné la mort dans un centre de déportation de Rotterdam. Le mili-tant Vladimir Akimenkov a une mau-vaise vue depuis sa naissance et cette situation n’a cessé d’empirer depuis qu’il se trouve en détention : sa vision s’est réduite à 10 % pour un œil et 20 % pour l’autre. Mais cela ne constitue pas, pour la Cour, une base suffisante pour commuer sa détention préventive en une interdiction de quitter le territoire. Au cours d’une audition, les juges ont déclaré cyni-que-ment qu’une telle concession ne pourrait lui être accordée qu’à la condition qu’il soit totalement aveugle. Mikhaïl Kosenko, qui souffre de troubles psychiques, a deman-dé à passer de la détention préventive à une assignation à résidence ; mais l’instruction a jugé qu’il était « dangereux pour la société » et s’apprête à l’envoyer en traite-ment obligatoire.
Pour le moment, 16 des 27 accusés se trou-vent en détention. Cette pratique brutale a déjà poussé quelques militants ne souhai-tant pas attendre d’être envoyés sur le banc des accusés à quitter la Russie et à demander l’asile politique dans d’autres pays. Parmi eux, le militant du Mouvement socialiste de Russie, Philippe Dolbounov.
Les « organisateurs » supposés sont eux aussi dans une situation difficile. Sergueï Oudaltsov a été assigné à résidence en mars, ce qui l’exclut pratiquement de la vie politique. Notre ancien camarade Konstan-tin Lebedev a trouvé un arran-gement avec l’instruction et se trouve également en assignation à résidence. Ce sont les déclarations de Léonid Razvojaev qui, bien qu’elles aient été obtenues sous la torture et qu’il les ait réfutées par la suite, serviront de fondement aux accusations.
Une ombre menaçante
« L’affaire du 6 mai » projette une ombre menaçante sur l’ensemble du mouvement de contestation qui connaît depuis l’autom-ne de l’année dernière un affaiblissement évident. La répression le pousse à recon-naître sa propre impuissance face à l’Etat. Malheureusement, la propagande agressive des médias pro-gouvernementaux et les déclarations de certains accusés ont permis de jeter le discrédit sur le mouvement aux yeux d’une part importante de la popu-lation. Aujourd’hui, l’avenir politique du mouvement est étroitement lié à l’issue de ce sombre procès politique.
D’un autre côté, il convient de relever le rôle actif joué par le « Comité du 6 mai », une organisation réunissant des militants des droits de l’homme, de la gauche et du camp libéral, qui vient en aide aux détenus, leur fournit un soutien juridique et organise régulièrement des actions visant à attirer l’attention de l’opinion publique sur l’affaire. Mais ce travail est largement insuffisant. Le manque de retentissement international se fait large-ment sentir. Dans ce contexte, les actions de solidarité initiées par les différentes sections de la Quatrième Internationale et d’autres groupes de la gauche radicale, en décembre 2012, constituent un point de départ important, auquel il est essentiel de donner suite.
Par Ilya Boudraïtskis(1)
1. Membre du Mouvement socialiste de Russie et de la IVe Internationale. Son article a été traduit du russe par Matilde Dugaucquier.