Publié le Lundi 25 juillet 2016 à 12h20.

« Il n’y a jamais eu de consultation de la population pour décider de faire ou non ce projet Lyon-Turin »

Entretien. Citoyen engagé, Daniel Ibanez est devenu la principale figure des opposants français au Lyon-Turin ferroviaire. Au-delà d’un militantisme de terrain incessant, il a fourni un considérable travail de dossier qui lui a permis de démontrer point par point que ce projet absurde n’avait d’autres raisons d’être que de servir les intérêts de quelques grandes entreprises du BTP. Fruit d’une enquête minutieuse, son dernier livre, « Lyon-Turin, les "Réseaux" déraillent. Lettre au juge administratif »1, montre ainsi comment les collusions d’intérêts entre grandes entreprises, élus et agents de l’État sont à la source des grands projets inutiles.

Où en sont aujourd’hui les oppositions françaises et italiennes au projet ?

Je dois tout d’abord préciser qu’il n’y a qu’une opposition franco-italienne composée de mouvements français et italien eux-mêmes composés d’une grande diversité d’approches.

En France, le soutien très large que rencontrait le projet a volé en éclat devant nos démonstrations. L’opposition au Lyon-Turin continue à démonter les mensonges des promoteurs de ce projet. En ce qui nous concerne, si nous acceptons le terme d’opposants, c’est parce qu’aux illusions vendues par ces marchands de rêves, nous opposons des solutions concrètes et de bon sens. Ça s’exprime en France sous la forme de propositions démontrant que le transport des marchandises sur le réseau ferré existant est parfaitement possible aujourd’hui, en démontrant également que rien n’est fait alors que les moyens existent et peuvent être mis en service sans dépense lourde. Ça s’exprime aussi par l’exigence de sortir les marchandises de la route immédiatement car c’est un problème de santé publique.

La difficulté que nous rencontrons est que nous nous heurtons à une croyance que les projets ferroviaires sont des projets de services publics et protecteurs des statuts sociaux, alors qu’il s’agit de partenariats public-privé (PPP). Bien sûr, les communicants publient des arguments simplistes et des évidences non démontrées. En bref, les promoteurs construisent une argumentation basée sur l’abus de conscience. Nous le démontrons, mais pour cela nous avons besoin de « disponibilité des cerveaux » car les mensonges ne se démontent pas en une phrase. J’ai d’ailleurs l’habitude de répondre aux demandes de synthèse en une demi-page, qu’écrire 26 milliards avec tous les zéros a déjà pris une ligne...

Pour conclure sur cette question et sous forme d’invitation, je vous dirai que l’opposition au projet inutile et imposé qu’est le Lyon-Turin en est là où chacun d’entre nous la mène, c’est donc de l’engagement de chacun que l’issue de cette lutte sera ou pas un succès.

Écologiquement et financièrement, le Lyon-Turin est un projet considérablement plus impactant que l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou le barrage de Sivens. Comment expliquer qu’il ne parvient pas à susciter de ce côté-ci des Alpes un aussi fort niveau de mobilisation ?

La mobilisation en France est difficile, même si nombreux sont ceux qui s’opposent au Lyon-Turin par « solidarité » avec le mouvement No TAV. On est en France dans une situation paradoxale car tous les grands services de l’État ont rejeté le projet Lyon-­Turin : le Conseil général des ponts et chaussées, l’Inspection générale des finances, la Cour des comptes et même Guillaume Pépy de la SNCF !

Pourtant et malgré un rejet motivé des services de l’État, nous n’arrivons pas à mobiliser massivement contre ce projet. Il s’agit pourtant d’un projet à 30 milliards d’euros dévastateur pour les terres agricoles, irréversiblement désastreux pour les ressources hydrologiques, car les tunnels sont des drains incroyables. À l’inverse, la voie ferrée existante entre Lyon et Turin n’est utilisée qu’à 17 % de sa capacité. En l’utilisant normalement, nous aurions 75 % de marchandises en moins sur les autoroutes alpines au Mont-Blanc et au Fréjus.

J’ajouterai que nous sommes l’objet de répression et de pressions permanentes, en Italie de façon très violente et judiciairement très répressive, mais en France aussi, nous sommes très « encadrés » avec des relevés de plaques d’immatriculation et une forte présence policière sur chacune de nos actions. J’ai moi-même été cité au pénal par Lyon-Turin Ferroviaire.

L’inauguration récente du tunnel suisse du Saint-Gothard ne peut-elle relancer les débats sur l’utilité publique du Lyon-Turin ferroviaire ?

Que ce soit du fait de l’inauguration d’un tunnel « concurrent » ou de quelque autre échéance, le débat doit être ouvert sur la nécessité ou pas de ce projet pour deux raisons essentielles. La première et la plus évidente, c’est que le débat public et le droit de la population à choisir d’investir ou pas dans ce projet a été violé par une alliance entre un cacique du PS, Louis Besson, ancien ministre des transports, ex-maire de Chambéry et père du projet, avec Jacques Chirac. Je vous invite à visionner son interview et son geste éloquent sur l’interdiction du débat public, c’est important. Il n’y a donc jamais eu de consultation de la population pour décider de faire ou non ce projet Lyon-Turin.

La seconde est que cette inauguration n’est qu’une énième opération de communication pour un projet dont le financement n’est pas réuni en violation de la loi française et du bon sens commun. Elle permet de faire oublier que les grands services de l’État ont rejeté depuis longtemps ce projet injustifiable. Nous avons pour notre part rapporté la preuve que ce projet démontre l’influence à tous ses niveaux de l’Institut de la gestion déléguée (IGD) qui est le centre névralgique des privatisations en France. On retrouve à la manœuvre pour ce projet des membres influents de cet institut français pour les partenariats public/privé que je vous invite à mieux connaître, car vous y trouverez des proximités douteuses entre élus, services de l’État et BTP, qui expliquent mieux comment les PPP sont signés à tous les niveaux malgré les désastres financiers qu’ils représentent.

Alors oui, que ce soit sur le fond ou sur la forme, le débat sur l’inutilité publique doit avoir lieu car le chantage à l’emploi ne peut être la justification d’une faillite inéluctable sauf pour les promoteurs du PPP.

Le Comité pour la Transalpine, qui constitue le lobby pro-Lyon-Turin, ne manque jamais une occasion de souligner que « le projet avance inexorablement »... Mais pourrait-il dérailler ?

Comme dans bien d’autres projets semblables, le Lyon-Turin est justifié par le mensonge généralisé, par la triche sur les prévisions. Il est inconcevable de poursuivre et de jeter l’argent public par les fenêtres, alors que les dirigeants de la SNCF déclarent, Guillaume Pépy en tête : « Ce sera autant d’argent en moins pour moderniser le réseau ferroviaire existant » ou « Il n’y a pas de bassin de population suffisant entre Lyon et Turin/Milan ... pour faire exploser le trafic. Nous exploitons trois TGV quotidiens sur l’Italie, nous en mettrons peut être cinq ou six au total mais pas davantage, car le coût fonctionnement de l’ouvrage et l’aménagement des abords vont faire exploser le prix des péages, exactement comme cela se passe sur la LGV SEA Tours-Bordeaux. » Et pour finir, en comparant le Lyon-Turin au Perpignan-Figueras en faillite : « Aujourd’hui le concessionnaire est en faillite car le trafic n’est pas au rendez vous », avant d’ajouter que la logique du Lyon-Turin : « c’est une affaire qui sert d’avantage les bétépistes que les entreprises ferroviaires » (Article de Mobilicités par Marc Fressoz du 18 mars 2016).

En quoi les collusions d’intérêts pèsent-elles aujourd’hui sur l’avenir de ce dossier ?

Je ne suis malheureusement pas sûr que les collusions, méconnaissances de la loi, les conflits d’intérêts, l’absence d’utilité publique, les avis négatifs des services de l’État pèsent sur le dossier. J’en veux pour preuve que la mobilisation en France ne prend pas, je suis effaré par le fatalisme dans ce dossier, comme s’il fallait obligatoirement pour que les gens se mobilisent un électrochoc comme la mort injustifiable de Rémi Fraisse ou les violences policières à Notre-Dame-des-Landes. Ces questions, je me les pose dans les deux livres que j’ai écrit, Lyon-Turin, les « Réseaux » déraillent et Trafics en tous genres.

Propos recueillis par Laurent Ripart

  • 1. Tim buctu éditions, 2015, 17,50 euros.