Entretien. La compagnie Jolie Môme est une des initiatrices du mouvement « Nuit Debout » qui occupe la place de la République à Paris depuis le jeudi 31 mars. Avec Loïc qui en est membre, nous revenons sur les questions politiques qui traversent ce mouvement, ainsi que sur la mobilisation des intermittentEs.
Où en est le mouvement des intermittentEs qui vient de redémarrer ?
Medef, CFTC et CFDT ont déjà trouvé un accord entre eux pour réduire le budget de l’Unedic consacré à l’indemnisation des intermittentEs. Ils veulent imposer de réduire de 185 millions par an ce budget dès 2017 et aggraver cette réduction jusqu’à parvenir à 400 millions par an dès 2020. La manœuvre est belle et la conclusion lapidaire : ils confient aux organisations d’entrepreneurs et aux syndicats du spectacle, la responsabilité de choisir quelles seront les modalités de mise en œuvre... On élimine 25 % des intermittentEs ? Lesquels ? On réduit les indemnités de tout le monde de 25 % ?
Évidemment aucun de ces choix n’est acceptable. En une semaine, l’info est passée et les assemblées générales ont été combles : plus d’un millier de personnes au théâtre de la Colline à Paris, et des centaines dans plusieurs villes de France…
Et les actions se sont remises en place très vite. Le soir même, une bonne partie de l’assemblée générale parisienne est partie en manifestation sauvage vers la place de la République pour marquer que cette lutte n’était pas isolée des autres. Deux jours plus tard, la CGT spectacle, la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France et les étudiants de Paris 1 mobilisés envahissaient ensemble la toute nouvelle Maison des pratiques artistiques amateurs du Forum des Halles. Et à nouveau 48h plus tard, c’est une signature de son formidable livre par Pierre Gattaz au très chic Vesinet qui est interrompue et inlassablement perturbée par les intermittentEs. A suivre bien sûr !
Comment ce mouvement peut-il renforcer et se renforcer de la mobilisation contre la loi El Khomri ?
Dans le même temps que l’attaque sur les chômeurEs en général et les annexes des intermittentEs en particulier, l’attaque est triple. Le deuxième coup vient d’une remise en cause de la présomption de salariat dans le spectacle en introduisant à grande échelle le mélange dans les spectacles entre amateurs et professionnels. Cela a pour conséquence de ne plus protéger personne, surtout pas les travailleurEs. Et la troisième attaque, au même titre que l’ensemble des salariéEs, vient des lois El Khomri. La mobilisation est donc facilement unitaire sur ce point particulier.
Quels liens entre la mobilisation des intermittentEs et précaires avec le mouvement des « Nuits Debout » ? Pour toi, quels sont les enjeux de ce mouvement ?
Des intermittentEs du spectacle sont dans le coup de la préparation de cette « Nuit debout – nuit rouge » du jeudi 31 mars qui s’étend depuis. Avant même cette date, la question était soumise en assemblées à la CGT spectacle, à la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France de s’impliquer activement dans cette mobilisation. C’est donc sans surprise que l’on a retrouvé des collègues et des camarades sur place. Comme pour tous les présents sur la place, chacun s’investit là où il se trouve utile : dans les débats, dans la commission « accueil et sérénité », dans la régie, à la cuisine ou dans les tractages… en fonction de ses envies et compétences.
C’est de toute façon la force de ce mouvement que d’être capable d’inclure n’importe qui en fonction de ce qu’il souhaite donner. Les savoir-faire et les propositions sont donc nombreuses et émanent de militants syndicaux, associatifs et politiques, mais surtout, en très grand nombre, de personnes qui n’ont jamais milité. Les quelques habituéEs sont donc précieux car ils transmettent des savoir-faire. Et les plus novices sont encore plus précieux car ils renouvellent nos manières de faire, nous font sortir de l’entre-soi, nous contraignent à expliquer les fausses évidences, et apportent des outils et des regards nouveaux. C’est très très riche.
à quelles difficultés cette nouvelle forme de mobilisation se confronte-t-elle ? Et quelles pistes pour y faire face ?
Les risques sont nombreux dans une mobilisation aussi polymorphe que celle-ci, parmi lesquels le rejet de toute forme d’organisation politique ou syndicale, dans la logique des Indignés, qui semble plus menaçant qu’une quelconque récupération par une organisation. Mais nombre d’entre nous savons que des militantEs organisés ont beaucoup aidé logistiquement, en termes de formation et de savoir-faire, à rendre tout cela possible. Et nous ne manquons pas de le rappeler le plus souvent possible afin de faire la différence entre les politiciens professionnels et les militants qui combattent le capitalisme.
Nous savons aussi que, après nous avoir trouvé cent vertus, la presse va bien vite nous trouver mille défauts. Il faut donc se préparer à s’en affranchir très vite, et créer nos propres outils de communication.
Enfin, le plus gros risque à mon avis est dans une forme de nombrilisme si nous ne parvenions pas à inviter plus largement les travailleurEs au sein de cette révolte, avec leurs préoccupations et leurs propositions.
C’est évidemment plus facile d’inviter les travailleurEs déjà en lutte et cela a commencé depuis plusieurs jours maintenant, à travers des débats, des forums, des prises de parole en assemblées générales, des actions communes... Mais nous devons parvenir à étendre au-delà et à aider chacun à se sentir légitime pour entrer en lutte !
L’assemblée citoyenne est un bon outil pour que chacun prenne la parole, se sente légitime et à sa place à cet endroit, que chacun puisse porter ses propositions, qui seront reprises ou non en commissions suivant les mandats donnés par l’assemblée. Elle n’est pas suffisante pour faire avancer le travail des idées, pour lequel d’autres formes de débat, d’exposé, d’atelier, sont plus adaptées, mais elle est indispensable pour que la parole soit libre et le mouvement pas confisqué.
Avec tout ceci, avec des imperfections et des erreurs que l’on tente de rectifier chaque jour, ce mouvement avance, et d’après les dires de nombre de participants, il provoque une effervescence jouissive tant intellectuellement que dans l’action. En tout cas, à force de rendre possible aujourd’hui des choses impossibles hier, il sort enfin une partie de la population de la résignation, de la logique électorale centrée sur 2017, et peut-être à un moment sortirons-nous enfin de la dictature du capitalisme ?
Propos recueillis par Cathy Billard