Publié le Vendredi 18 novembre 2011 à 23h00.

Un cabinet de médecins anticapitalistes dans un quartier populaire

En juin 2011, le docteur Didier Poupardin a pris sa retraite, alors que Danièle était déjà partie. Pendant 35 ans, ces deux médecins se sont battus pour changer la médecine libérale dans un premier temps, puis pour pallier la marchandisation de la médecine et préserver l’accès aux soins des plus démunis. Récit.

Les années 1970-1980 sont marquées dans le monde de la médecine de ville comme hospitalière par un certain remue-ménage et des questionnements multiples au niveau de la pratique médicale, de l’organisation du système de santé et de la marchandisation de la médecine, qui n’est pas nouvelle mais qui se met de plus en plus aux postes de commande. L’histoire qui suit concerne essentiellement la médecine de ville. Celle-ci est constituée en grande majorité par la médecine libérale, c’est-à-dire les médecins « installés » dans leurs cabinets, seuls ou en groupe. Les malades paient le médecin et sont remboursés ensuite par la Sécurité sociale et les mutuelles quand ils en ont une. Une partie des médecins demandent un tarif plus élevé que celui qui est remboursé par la Sécurité sociale, cela s’appelle un dépassement, lequel n’est pas toujours pris en charge par les mutuelles. Il existe, d’autre part, un certain nombre de dispensaires municipaux et mutualistes qui pratiquent ce qu’on appelle le tiers payant : les malades n’ont pas d’argent à avancer sauf la partie non remboursable quand ils n’ont pas de mutuelle. Les médecins libéraux n’ont pas le droit de pratiquer le tiers payant sauf dans certains cas bien particuliers. Ils sont payés « à l’acte » par leurs patients quelle que soit l’importance de l’acte.

L’Ordre des médecins (voir encadré) prend des positions réactionnaires et se permet de parler au nom de tous les médecins, qu’il s’agisse de la mise en place des contrôles patronaux d’arrêts de travail, de l’opposition à la contraception, vis-à-vis de laquelle l’Ordre a freiné des quatre fers avant de l’autoriser, de l’IVG qu’il a interdit longtemps, mais aussi de concurrence entre médecins (cela va jusqu’à réglementer les salles d’attente des cabinets de groupe, la taille des plaques professionnelles, la distance entre deux cabinets…).

Après 68, la médecine libérale est aussi contestée !

Dans ces années 1970 naît un mouvement de remise en cause de toute cette organisation et un certain nombre de médecins généralistes mais aussi spécialistes, de gauche, humanistes, revendiquent la critique de la médecine à l’acte et la possibilité d’utiliser leur temps pas seulement aux soins mais aussi à la prévention et à l’éducation sanitaire. Ils sont scandalisés par les positions réactionnaires de l’Ordre des médecins et entrent en lutte en ne payant plus leurs cotisations. Ils réclament le droit de pratiquer le tiers payant même si cela peut faire de l’ombre et de la concurrence à ceux des médecins qui le refusent. Ces revendications sont portées essentiellement par le Syndicat de la médecine générale mais également par des regroupements locaux. Des professionnels de santé et des usagers se joignent à ce mouvement. Enfin ces médecins projettent de mettre en place des structures collectives, appelées Unités sanitaires de base où les contrats avec la Sécurité sociale, les mutuelles, les collectivités et le ministère de la Santé permettraient de prendre en charge les soins mais aussi la prévention et l’éducation sanitaire. Ces médecins font le projet d’y être salariés et de ne plus être rémunérés à l’acte. Une centaine de projets sont ainsi élaborés entre 1975 et 1983. À l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, le gouvernement semble favorable à ces projets et demande à leurs incitateurs de passer beaucoup de temps à les construire jusque dans les moindres détails et de les soumettre pendant de longues heures dans les bureaux du ministère. Les deux médecins dont nous racontons l’expérience ci-dessous n’étaient pas très confiants dans les promesses de cette gauche. Ils ont néanmoins joué le jeu mais avaient hélas raison, car sur les 80 demandes, un seul projet a pu voir le jour, promis inéluctablement à l’échec car seul, en butte évidemment aux attaques de leurs confrères réactionnaires qui ont tout fait pour que cette expérience ne dure pas.

30 ans après, la droite récupère en la déformant cette idée d’Unité sanitaire de base, elle ne veut pas salarier les médecins mais dans ces structures qu’elle propose de mettre en place, elle leur impose un surcroît de travail : saisie informatique en lieu et place de secrétaires non embauchées, remplissage de multiples justificatifs, fichage des personnes par l’intermédiaire des dossiers médicaux personnalisés présentés comme un progrès.

C’est dans ce contexte que se situe l’histoire singulière de ce cabinet médical, entre 1976 et 2011, des docteurs Didier et Danièle Poupardin qui viennent de prendre leur retraite.

Ce sont 35 ans d’exercice, de lutte et d’indignation dans un quartier populaire de Vitry-sur-Seine (94).

Cela commence par l’Ordre des médecins, qui dés 1978, poursuit Danièle Poupardin devant le tribunal d’instance d’Ivry pour non-paiement de sa cotisation. Il s’agissait aussi d’une revanche contre une militante qui avait affirmé haut et fort son engagement auprès des femmes souhaitant interrompre une grossesse non choisie. De nombreux médecins et patients la soutiennent et demandent également la dissolution de cet Ordre. Didier Poupardin sera lui aussi traîné un peu plus tard devant le tribunal.

L’arrivée de la gauche au pouvoir en mai 1981 ne change rien : la dissolution de l’Ordre faisait pourtant partie des 110 promesses du candidat François Mitterrand.

Au cours de cette lutte, les autres questions de santé sont soulevées par les usagers et les professionnels de santé et l’association Réflexion, action, santé (RAS) se créée sur le quartier autour du cabinet. Elle discute, réfléchit, organise des débats publics et critiques sur les questions de santé (mal de dos, nutrition, sommeil, relaxation, vaccins, mais aussi Sécurité sociale etc.), et s’engage dans un de ces 80 projets de la transformation du cabinet médical en Unité sanitaire de base, dont il est question ci-dessus.

Nous sommes en 1984, la gauche est au pouvoir et on peut espérer qu’elle puisse encore dissoudre l’Ordre des médecins. Il se trouve qu’un conseiller ordinal est expert dans le contrôle médical dans le Val-de-Marne. Le docteur Poupardin demande un congé de longue maladie pour une de ses patientes salariée atteinte d’artérite. Ce conseiller expert refuse ce congé, sans même examiner la malade ! Le docteur Poupardin veut montrer que l’Ordre se permet d’être juge et partie. Il porte plainte devant l’Ordre contre l’expert. Cette plainte est aussitôt retournée contre lui pour manque de confraternité ! Le huis clos imposé est bravé par l’association RAS qui occupe lors du procès le Conseil national de l’Ordre pour protester contre la tenue d’un nouveau procès d’exception à huis clos... Le procès est reporté grâce à la mobilisation, mais lors du 2e procès, le gouvernement de gauche envoie six cars de CRS pour recevoir la délégation de médecins, d’élus et de RAS ! Didier Poupardin n’est pas condamné (il ne reçoit qu’un blâme dont toutes et tous rient encore), petite victoire personnelle dans un contexte de grosse défaite puisque l’Ordre des médecins est maintenu.

Ces dix premières années du cabinet marquées par l’arrivée de la gauche en 1981 sont hélas très éclairantes ; des promesses d’abord non tenues, puis l’envoi des forces de l’ordre contre ceux qui rappellent les promesses et l’opposition à tous les projets alternatifs qui sont des incursions dans le mode de domination capitaliste.

Le cabinet médical est voisin d’un foyer de travailleurs étrangers où vivent plusieurs centaines de résidents pour l’essentiel maliens. Ils sont nombreux à venir consulter au cabinet d’autant que parallèlement, Danièle et Didier sont militants actifs du MRAP avec des responsabilités locales et départementales. Ils sont particulièrement présents lors de la grève de la faim des sans-papiers du Val-de-Marne en 1998 avec occupation à Créteil puis Limeil-Brevannes. Cette solidarité militante contribue grandement à changer le mauvais climat dans la commune autour de cette question à la suite de la honteuse opération dite du bulldozer, organisée par la municipalité PCF contre l’autre foyer de travailleurs étrangers de la commune. Par la suite, depuis 2003, une association d’alphabétisation est très active dans le même quartier. Autour du cabinet médical s’est ainsi greffée une sorte de point de rendez-vous militant intervenant sur les questions de santé et la solidarité avec les travailleurs immigrés. L’appartenance politique revendiquée à la LCR puis au NPA de nos deux médecins n’a absolument pas été un obstacle à ce que ce réseau soit très unitaire dans une commune pourtant marquée par une grande histoire de sectarisme vis-à-vis de la gauche radicale.

La CPAM veille au grain

La pratique médicale progressiste, les activités militantes ont toujours énervé la Caisse primaire d’assurance maladie qui va dépenser beaucoup d’énergie à contrôler l’activité professionnelle et à faire pression pour diminuer le plus possible les prescriptions remboursées. Cette politique atteint son apogée avec l’affaire des ordonnances dite « bizones ». Les personnes en affection longue durée (ALD) se voient prescrire leurs soins sur des ordonnances spéciales où sont inscrits les traitements correspondant à la pathologie grave remboursés à 100 % dans un cadre et les autres médicaments non remboursés intégralement dans un autre. Les malades sont ainsi « découpés en tranche » comme l’a toujours rappelé le docteur Poupardin et non considérés comme des êtres humains à part entière ; ce sont les plus pauvres qui n’ont pas de mutuelle qui sont les plus sanctionnés tandis que les médecins sont sommés de se justifier en permanence sur l’emplacement du médicament sur l’ordonnance. Pour ces raisons, il prescrit tous les traitements dans la zone à 100 %. La direction de la CPAM du 94 lui demande de régler la somme de 2 600 euros que les personnes qu’il a soignées n’auraient pas dû recevoir et 4 000 euros de pénalités ! Didier Poupardin refusant de payer, la CPAM le traîne devant la justice. La CPAM est beaucoup moins exigeante lorsqu’il s’agit de se faire rembourser par les patrons les indemnités qu’elle a versées à des salariéEs atteintEs de maladies reconnues comme professionnelles, ce que la loi permet ! Le procès qui devait avoir lieu en mai 2010 a été reporté en septembre. En présence d’une bonne centaine de personnes (élus de gauche, médecins, habitants du quartier, sans-papiers du collectif de Vitry, militantes et militants associatifs et politiques) et après plusieurs manifestations, conférences de presse, le tribunal n’a pas voulu s’engager et a nommé un expert chargé d’étudier les dossiers un par un ! Des convergences de luttes inédites et surprenantes ont pu s’opérer. La CPAM et la police ont dû être très surpris de voir débarquer plusieurs dizaines de sans-papiers lors des manifestations de solidarité avec le docteur en butte à la répression (lui aussi !)

Actuellement l’acharnement de la Caisse nationale d’assurance maladie et des CPAM autour des ordonnances bizones, des prescriptions de soins infirmiers, de kinésithérapie, d’examens divers, n’est pas du tout lié à des préoccupations médicales, à l’utilité de ces prescriptions, à l’intérêt des patients. Il ne s’agit que de considérations économiques. Des mesures perverses vont de pair avec ces contraintes. L’assurance maladie a notamment mis en place des Contrats d’amélioration des pratiques individuelles (Capi) qu’un nombre important de médecins a déjà signé. Bien sûr, Didier Poupardin ne l’a pas signé ! Est-il utile de dire que l’Odre des médecins n’a pas protesté contre ces Capi ? Mais ce n’est pas suffisant. En juillet 2011, la Cnam fait signer aux syndicats médicaux une nouvelle convention contenant la notion de médecine à la performance : plus les médecins limiteront leurs prescriptions remboursées et mieux ils seront récompensés par des primes importantes. Ainsi, le fichage et le contrôle des médecins et des malades s’accentue.

Le libéralisme n’a vraiment rien à voir avec la liberté dans une profession dite libérale, l’exercice devient de plus en plus contrôlé et l’esprit d’initiative de plus en plus limité, sauf s’il s’agit de marchandiser au maximum en dehors du service public !

Des luttes nationales sont nécessaires

Didier Poupardin a pris sa retraite en juin 2011, Danièle est déjà en retraite. Cette histoire est singulière à plusieurs niveaux mais il faut bien reconnaître que l’enthousiasme de ces plus de trente ans de lutte est associé à beaucoup d’amertume. Les combats ont jusqu’à présent été tous vaincus, qu’il s’agisse de la non-dissolution des ordres professionnels, de l’accroissement des non-remboursements, de la privatisation grimpante de la Sécurité sociale. Que s’est-il passé ? Les « grands partis de gauche » n’ont pas cessé de tenir un double discours, en associant des soutiens locaux et le fait de ne mener aucune lutte d’envergure nationale pour que cela change. La même chose s’est produite au niveau des syndicats de travailleurs. Didier et Danièle Poupardin déplorent que les petits partis, qui affirment haut et fort leur position pour un système de santé solidaire, n’aient pas su trouver l’espace nécessaire pour sortir du contexte local des luttes et porter des propositions de lois autour desquelles auraient pu se greffer des mobilisations dépassant les luttes locales.

Dans un contexte d’attaque sans précédent de la droite et du patronat contre les acquis sociaux, il est bien sûr possible de mener des expériences alternatives, d’avoir une pratique professionnelle progressiste. Le prix peut être lourd à payer, mais sur des questions qui ne vont pourtant pas de soi, il est souhaitable, possible de se bagarrer et de réaliser des cadres unitaires quitte à ce que les instances locales ne soient pas au diapason de leurs homologues nationaux.

Bernard Galin