Publié le Samedi 6 mars 2010 à 13h38.

Conflits au Moyen-orient

 

Gilbert ACHCAR Les Arabes et la Shoah. La Guerre Israélo-Arabe des Récits, Paris, Actes Sud – Sindbad, 2009, 525 pages, 26euros.

Voici un livre important, qui tranche résolument avec l’avalanche de récits ethno-centriques qui occupent le devant de la scène au sujet du Moyen-Orient. L’auteur, universitaire libanais de culture française, actuellement professeur à la prestigieuse École d’études orientales (SOAL) de l’Université de Londres, est un chercheur marxiste et internationaliste, qui n’a jamais caché son engagement pour la lutte du peuple palestinien pour ses droits. Il fallait quelqu’un de cette trempe, allergique aux discours de la haine nationalistes et/ou religieux pour être capable d’aborder ce sujet difficile et explosif, non avec une « neutralité objective » impossible, mais d’un point de vue radicalement humaniste, universaliste et rationnel.

Rejet de l’antisémitisme

Dans un premier chapitre, il est question des réactions arabes au nazisme et à l’antisémitisme pendant le « temps de la Shoah » (1933-1947). Après une étude détaillée et rigoureuse de la documentation, il arrive à la conclusion que la très grande majorité des occidentalistes libéraux, la majorité des nationalistes progressistes et l’ensemble des marxistes, c’est-à-dire des courants partageant une commune référence aux Lumière, ont rejeté le nazisme et l’antisémitisme. Le refus aussi bien de l’antisémitisme que du sionisme était commun aux divers groupes marxistes, y compris, bien entendu, le petit groupe trotskyste égyptien, qui comptait dans ses rangs des figures importantes comme le poète surréaliste Georges Henein, le libraire Lotfallah Soliman et le peintre Ramsès Yunân ; un des militants de ce groupe, Anwar Kâmil, publia en 1944 une brochure anti-fasciste et anti-sioniste, qui faisait l’éloge de la position en Palestine de Judah Magnes, président de l’Université hébraïque de Jérusalem, partisan du dialogue judéo-arabe. Au sein du courant nationaliste, la principale exception ce sont des courants minoritaires en Égypte, en Irak ou au Liban, fascinés par l’extrême droite européenne. Mais ce sont surtout les courants panislamistes intégristes et réactionnaires qui vont s’illustrer par le soutien au nazisme et à la propagande antisémite, en se référant au Coran, ainsi que – principalement – à des sources européennes, comme le célèbre faux tsariste Les Protocoles des Sages de Sion – traduit en arabe par un maronite libanais en 1925. Leur politique, observe Achcar, n’était pas une alliance de convenance avec le nazisme, mais une véritable complicité, pouvant aller, dans certains cas, jusqu’à la collaboration active avec les puissances de l’Axe. C’est le cas notamment du plus sinistre de tous ces personnages antisémites : Amin al-Husseini, le Mufti de Jérusalem ; nommé à son poste par les autorités mandataires anglaises, il combattait au début uniquement les juifs. Obligé de s’exiler après l’échec du soulèvement palestinien de 1936, il finit par s’établir à Berlin, où il devint un fidèle serviteur du Troisième Reich hitlérien. Voici ce qu’il expliquait dans un discours du 2 novembre 1943, à l’occasion de l’anniversaire de la Déclaration de Balfour : «L’Allemagne a bien compris ce que sont les Juifs et a décidé de trouver à la menace juive une solution finale (endgültige Lösung) qui mettra fin à leur fléau dans le monde». Pendant la guerre mondiale, il échoua à mobiliser un nombre significatif de combattants arabes du côté de l’Axe et les deux divisions SS de musulmans bosniaques qu’il avait réussi à mettre sur pied – contre l’avis unanime des imams de Bosnie – ont fini, en 1944, par rallier les partisans yougoslaves… De retour au Moyen-Orient après la guerre, il joua, par sa surenchère nationaliste et son fanatisme antisémite, un rôle néfaste dans la direction palestinienne, facilitant les visées expansionnistes de Ben Gourion et Cie. Bref, comme l’écrit Achcar, il a été «un artisan de la Nakba», c’est-à-dire de la Catastrophe palestinienne de 1948. Si les Palestiniens avaient réussi à se débarasser du Mufti et à tendre la main aux partisans juifs d’un État binational – le mouvement sioniste de gauche Hashomer Hatzair, ainsi que Judah Magnes, Martin Buber et leurs amis – les choses auraient pu, peut-être, se passer autrement.

Échange de mauvais procédés

Après la Nakba, et surtout après la guerre de 1967, le discours dominant sur la Shoah dans le monde arabe sera celui de l’indifférence (« ce n’est pas notre problème ») ; on voit aussi se développer les comparaisons outrancières du type « sionistes=nazis », auxquels répond, du côté israélien, l’équation « Nasser=Hitler », remplacée un peu plus tard par celle « Arafat=Hitler ». Ces « échanges de mauvais procédés » vont se poursuivre longtemps ; lors de la guerre du Liban en 1982, certains Juifs critiques vont jusqu’à comparer Beyrouth encerclée avec le ghetto de Varsovie, tandis que Begin ose comparer la capitale du Liban avec celle du Troisième Reich. Commentaire de Gilbert Achcar : «La comparaison de Beyrouth assiégé (j’y étais moi-même) avec le ghetto de Varsovie, que fit plus d’un Israélien, était certes abusive, mais elle l’était beaucoup moins, à tout prendre, que la comparaison de Beyrouth avec Berlin utilisée par Menahem Begin pour justifier le siège de la ville.»

Après 1988, avec la crise du nationalisme arabe et la montée de l’intégrisme réligieux au Moyen-Orient – des deux côtés du conflit – on assistera à une croissance spectaculaire de l’antisémitisme islamisé et du négationnisme, à la grande satisfaction de la propagande israélienne. Le Hezbollah et le Hamas – dont la charte de 1988 est un condensé de délires anti-juifs ou anti-sémites islamisés – sont deux exemples caractéristiques, mais c’est surtout l’affaire Garaudy, et les gesticulations négationnistes d’Ahmadinejad - vigoureusement dénoncées par le nationaliste palestinien Azmi Bishara et par le quotidien de gauche libanais Al-Akhbar, réputé proche de la résistance menée par le Hezbollah – qui vont révéler l’extension de l’antisémitisme dans la région. Heureusement, la tentative de réunir un colloque négationniste à Beyrouth en 2001 a échoué, grâce à la vigoureuse protestation d’intellectuels arabes connus, parmi lesquels Edward Saïd, les poètes Adonis (Ali Ahmad Sa’îd Isbir) et Mahmoud Darwish, et l’écrivain Elias Khoury.

 

Espoir pour le futur

Gilbert Achcar est un homme des Lumières ; c’est tout à son honneur et c’est une des forces de son livre. Mais parfois cela peut lui inspirer des analyses problématiques. Par exemple, quand il attribue le soutien au négationnisme à la «formidable régression intellectuelle en cours dans le monde arabe», à la bêtise et à l’inculture. Hélas, les antisémites ne sont pas tous des ignorants et des incultes; la même remarque vaut d’ailleurs pour les colons fanatiques ou les racistes anti-arabes du côté israélien.

Quelques lumières malgré tout, dans ce tableau assez sombre : des personnes et des groupes qui élèvent leurs voix, plaidant pour une réconnaissance réciproque de la souffrance de l’autre, même si, comme le constate sobrement Edward Saïd, on ne peut «mettre sur le même plan l’extermination de masse et la dépossession de masse», la Shoah et la Nakba. C’est le cas d’Avraham Burg, ancien président de la Knesset, du Mouvement sioniste mondial et de l’Agence Juive, aujourd’hui critique implacable du « racisme rampant » de la société israélienne et de l’instrumentalisation politique de la Shoah par les porte-parole officiels de l’État. Ou alors du même Saïd, cette belle figure d’humaniste critique, champion de la cause du peuple palestinien, qui insistait sur le besoin, pour le monde arabe, de reconnaître la dimension exceptionnelle de la tragédie juive ; parce que, écrivait-il, «nous devons penser nos histoires en commun, aussi difficile que cela puisse être, pour qu’il puisse y avoir un avenir commun».

À cet espoir pour le futur, le livre de Gilbert Achcar est une précieuse contribution.

Michael Löwy