Publié le Samedi 6 mars 2010 à 13h39.

De la composante existentielle
 de l’anticapitalisme

 

Christian Arnsperger, Éthique de l’existence post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel, Cerf, 320 pages, 23 euros

Économiste et philosophe belge, Christian Arnsperger a proposé en 2005 une stimulante Critique de l’existence capitaliste (Cerf). Il y montre comment la logique d’accumulation du capital entretient nos angoisses en s’efforçant vainement de colmater nos brèches existentielles. Sa nouvelle Éthique de l’existence post-capitaliste synthétise les acquis du précédent livre. Cependant son originalité consiste dans l’exploration d’alternatives post-capitalistes d’un point de vue existentiel, pour «(re)politiser les questions spirituelles».

Une telle démarche appelle une mise en cause des gauches traditionnelles. Un post-capitalisme renouvelé suppose en premier lieu une rupture avec les stalinismes et autres maoïsmes, porteurs d’«un autoritarisme négateur de l’individualité». Mais «la social-démocratie capitaliste» apparaît aussi comme une impasse, par sa défense de «deux systèmes de sécurité sociale –l’un capitaliste, l’autre non capitaliste– en prétendant pouvoir les faire coexister (…) d’un côté, s’assurer par le profit, par le gain personnel, par la rentabilité engrangée; de l’autre, s’assurer par la redistribution, la solidarité».

Afin de se désintoxiquer du poids de l’imaginaire capitaliste en chacun de nous, tout en stimulant une imagination émancipatrice, Arnsperger met l’accent sur une ressource politiquement inhabituelle, puisée dans la tradition des sagesses philosophiques : la voie des «exercices spirituels». Il n’y aurait pas de transformation sociale véritablement radicale, sans processus de transformation de soi propre à des «militants existentiels». Certes, cela n’irait pas, non plus, sans cadres collectifs, aptes à soutenir cette démarche. D’où la proposition de généraliser des «communautés existentielles critiques» : expériences collectives de tailles diverses s’efforçant, dès maintenant, de se déconnecter de la prégnance capitaliste.

Aujourd’hui, face à une conjoncture morose, les anticapitalistes ont parfois l’esprit chagrin. Deux voies de fuite peuvent se présenter à eux. La première apparaît travaillée par un fétichisme électoraliste, qui ne voit de supposé «sérieux politique» que dans l’immersion dans les jeux politiciens, au risque d’être happés par eux comme tant et tant par le passé. La seconde prend la forme d’un gauchisme identitaire, forme politique du « On est les champions », égrainant de prétendues vérités intangibles indépendamment de toute efficacité pratique. Contre ces deux types de repli, le livre d’Arnsperger constitue une invitation à l’inventivité ; la (re)découverte des contrées post-capitalistes se profilant comme un voyage passionnant.

Davantage d’humilité ?

Dans ses formulations unilatérales et exclusives, le livre pose toutefois des problèmes. Cédant à une pente traditionnelle en philosophie, le ton se situe souvent en surplomb, prétendant saisir « les fondements » de ce qui est et établir des « fondations », en contradiction avec l’humilité du « militantisme existentiel ». Pourquoi ne saisir comme base de la condition humaine que la logique pessimiste de l’angoisse vis-à-vis de la mort, sans en envisager les tensions avec d’autres potentialités plus optimistes, comme les pulsions créatrices ? Pourquoi passer « d’abord » par l’auto-transformation personnelle? Marx ne parlait-il pas dans la IIIe thèse sur Feuerbach (1845) de «la coïncidence de la transformation du milieu et de l’activité humaine ou la transformation de l’homme par lui-même» ? Le choix de « l’évolution » dans le changement du monde ne sous-estime-t-il pas la pesanteur des rapports de force, les ruptures ou les moments d’intensification de la créativité collective ? Pourquoi la lutte syndicale est-elle mise à l’écart ? Malgré sa tendance à l’intégration aux mécanismes capitalistes, n’y observe-t-on pas également l’apprentissage de capacités de résistance ? Pourquoi devrions-nous choisir les expériences alternatives contre la prise du pouvoir politique  ? Ne pourrait-on associer de manière pluraliste ces deux fronts avec le front revendicatif ? Comment envisager une rénovation et un enrichissement de la forme-parti, oubliée, à la lumière des aspects existentiels ?...

On voit que, même dans certains deses excès, cet ouvrage aiguise notre questionnement. N’est-ce pas là une caractéristique des livres importants ?

Philippe Corcuff