Publié le Samedi 6 mars 2010 à 13h43.

Management, santé au travail, stress, harcèlement, travail sur objectif... Les nouvelles figures de l’exploitation (par Pierre Baton)

 

Les changement dans l’organisation du travail, le management par les objectifs à atteindre, la précarisation des salariés et la faiblesse de la riposte syndicale contribuent au sentiment pour les travailleurs de se trouver dans une impasse.

Les vagues de suicides parmi les salariés du te-chno-centre de Renault à Guyancourt, et plus récemment, au sein de France Télécom, ont (re)mis sur le devant de la scène les questions de la souffrance au travail et en ont fait un objet de débat.

Ces événements dramatiques ne sauraient être compris isolément : ils sont les points paroxystiques de ce que peuvent produire des formes d’organisation du travail et de management telles qu’elles ont évolué/muté depuis près de vingtans.

Ces évolutions ne concernent pas seulement le monde ouvrier : de plus en plus d’entreprises du tertiaire et de services publics sont touchées par des formes d’organisation du travail « taylorisées ». La mise en place d’un management au plus près des salariés s’articule autour d’une série d’ « outils » : l’entretien individuel annuel, les systèmes de prime, de travail sur objectifs... Elle est adossée à une puissante idéologie qui tend à imposer l’idée que l’entreprise et le salarié ont les mêmes objectifs, les mêmes intérêts, mais aussi à renvoyer l’activité de travail de chacun du côté de la performance individuelle.

Des savoir-faire aux objectifs

La nature même de l’encadrement s’est profondément modifiée : on pourrait résumer ce changement par un passage du contremaître au manager. On est passé d’un encadrement qui maîtrisait le savoir-faire du métier, qui était « issu du rang » à des encadrants dont la fonction n’est plus d’aider, d’apporter des connaissances, du savoir-faire, mais davantage de gérer une équipe, de lui faire atteindre des objectifs, d’organiser ses plannings ou encore de la motiver pour participer à différents « challenges » .

Ainsi, si l’on prend l’exemple des centres d’appels téléphoniques, les conversations écoutées et évaluées, l’usage de guides de conversation à suivre (plus ou moins) à la lettre, le contrôle du nombre d’appels émis ou reçus par heure, les objectifs de vente, etc. sont devenus la règle. Les marges de manœuvre pour les salariés dans leurs activités sont quasiment nulles et la bonne application des règles de ce travail très segmenté est confiée aux managers. Leur rôle est souvent perçu par les salariés comme un contrôle permanent, infantilisant, voire dégradant.

Destruction des collectifs de travail

À ces évolutions de l’encadrement s’ajoutent des évolutions profondes qui fissurent des solidarités au sein des groupes professionnels et des entreprises. En premier lieu, il y a la sous-traitance ou le recours à des travailleurs intérimaires, dont le statut différent va rendre les solidarités plus difficiles. Comment des salariés en CDI et des intérimaires dont la fin de contrat peut tomber le soir même peuvent-ils au quotidien résister ensemble ? De même, lorsque l’on travaille au sein d’un même espace avec des gens qui ne dépendent pas de la même entreprise, ni du même patron ou de la même hiérarchie ?

La perte du sens du travail, le fait de ne plus avoir le sentiment d’être utile, de ne plus voir à quoi sert son activité, quel service on rend, mais aussi la disparition progressive des marges de manœuvre (sous couvert de chasse au « temps perdu » ou d’ « élimination des freins à la productivité ») peut rendre le travail insupportable, car les moyens de s’adapter à tel ou tel poste tendent à disparaître. Et si l’on dispose tout juste du temps nécessaire pour réaliser ses propres tâches, ce sont des formes quotidiennes de solidarité et d’entraide qui disparaissent.

Si, dans chaque entreprise, les choses peuvent prendre une forme particulière, les réorganisations du travail ont été mises en place dans un contexte de montée du chômage et de développement de formes précaires du rapport au salariat (CDD, intérim, temps partiel imposé). À cause de la crispation d’une grande partie du marché de l’emploi et de la peur du chômage, les mobilités professionnelles sont devenues plus difficiles, voire impossibles pour certains travailleurs.

Isolement des travailleurs

L’affaiblissement du mouvement syndical et, plus largement, de la « culture ouvrière » a pour corollaire l’effacement du sentiment d’appartenance de classe, le fait de ne plus se sentir appartenir à une classe ouvrière, de ne plus se projeter dans un destin commun avec ceux qui partagent vos conditions de vie, de travail et d’exploitation.

Au final, face à une telle organisation du travail, le salarié se retrouve de plus en plus seul.

Seul, parce que le sentiment d’appartenir à un groupe, une classe sociale, se dilue. Mais aussi parce que tout dans l’organisation du travail tend à individualiser le salarié face à son travail, renvoyant les difficultés qu’il rencontre à sa propre « incompétence » ou à son incapacité à « faire face au changement ».

Le tour de force de ce type de gestion du personnel est que, dans un même atelier, service ou bureau, de nombreuses personnes peuvent se retrouver face aux mêmes difficultés, sans considérer que le problème relève d’un cadre collectif ou de l’organisation du travail ou, plus simplement, de leur position commune d’exploités.

L’évolution de l’organisation du travail doit être évidemment comprise au regard des intérêts des actionnaires et du patronat qui trouvent à travers ces évolutions les moyens d’accroître la rentabilité des travailleurs qu’ils emploient.

Mais si la logique des actionnaires n’a en rien été modifiée, ces évolutions ont des conséquences sur la vie quotidienne des travailleurs. Derrière ces nouveaux maux du travail – stress, harcèlement... – il existe des réalités qui, si elles ne mènent pas inéluctablement au suicide, détruisent la vie de milliers de salariés.