Publié le Lundi 5 avril 2010 à 12h29.

Égalité, démocratie et justice sociale : en finir avec la République islamique d’Iran

Secouée par une crise politique sans précédent, la République islamique d’Iran s’enfonce dans la spirale de la répression. C’est dans ce contexte que le régime a fêté le 11 février dernier le 31e anniversaire de la révolution de 1979. Arrestations massives, viols, tortures, disparitions, condamnations à mort de manifestants : le pouvoir iranien tente de museler totalement la contestation populaire.

Les cérémonies du 11 février ont parfaitement illustré le cours actuel des choses. Le régime a tout mis en œuvre pour empêcher l’expression de toute opposition. Avant le jour anniversaire de la chute du Shah et dans le but d’intimider la population, le pouvoir a procédé à des arrestations massives et à des exécutions de mohareb (ennemis de dieu).

La direction du Sepah-e Pasdaran (le corps des gardiens de la révolution1), le ministère de l’Information, l’ensemble des organes répressifs du pays se sont mobilisés pendant des semaines pour garantir une participation importante à la cérémonie officielle. Des centaines de bus et de trains spéciaux ont été mis en place pour permettre l’acheminement sur la place Azadi de Téhéran des « manifestants » favorables à Ahmadinejad et au Guide Ali Khameneï. Beaucoup venaient de villes de province et ont été « récompensés » par des distributions massives d’argent, de nourriture, de boissons, de jouets pour les enfants... Malgré tout cela, le nombre des présents sur cette place a été largement inférieur aux années précédentes.

Un double échec

Pour les leaders de l’opposition « verte », Moussavi, Karoubi et Khatami, qui souhaitent renouer avec le supposé « âge d’or » des premières années de la République islamique, la journée du 11 février représentait un symbole important. Ils avaient donc appelé leurs partisans à participer aux cérémonies officielles. Le bras de fer autour de l’anniversaire de la République islamique s’est cependant soldé par un double échec.

Pour le régime d’abord, qui malgré une débauche de moyens a eu la plus grande peine à remplir la place Azadi, démontrant une fois de plus l’affaiblissement et le rétrécissement de sa base sociale. Téhéran a été quadrillée par les forces de sécurité plusieurs jours avant le 11 février. Un dispositif répressif spécial a été mis en place dans la capitale avec une concentration importante d’unités de bassidjis et de pasdaran venues de province. Les administrations ainsi que les écoles et les universités ont été fermées du jeudi au lundi 15 février. La presse internationale invitée à couvrir le discours d’Ahmadinejad avait interdiction de quitter le périmètre que lui avaient assigné les autorités. La République islamique ne tient plus que par l’exercice de la violence et ses dirigeants le savent mieux que quiconque. La perte de légitimité du pouvoir touche l’ensemble des outils de sa domination idéologique. Les discours religieux et nationalistes ne fonctionnent plus.

Du côté des dirigeants « verts», l’appel à manifester et à être visible n’a pas rencontré à Téhéran le succès escompté. La violence du régime et un dispositif répressif impressionnant ont incontestablement découragé une partie de la population qui n’est pas descendue dans la rue. Cependant, la répression et le blocus médiatique imposé par le pouvoir n’expliquent pas tout. Les dirigeants « verts » avaient invité leurs partisans à prendre les trajets officiels pour se rendre sur la place Azadi afin d’y contester la légitimité d’Ahmadinejad. Ils avaient même conseillé de se fondre dans la foule jusqu’à la place Azadi, sans se distinguer par des slogans hostiles à Ahmadinejad et au Guide. Ce projet s’est soldé par un échec cinglant.

Empruntant des parcours différents, les opposants au régime se sont retrouvés dispersés. Isolés et mélangés aux partisans d’Ahmadinejad et du Guide, les manifestants hostiles au pouvoir n’ont pas pu s’exprimer. Toutes les tentatives spontanées en ce sens ont fait l’objet d’une intervention immédiate des lebas shakhsi (« vêtements civils », qui font partie du service de renseignement des gardiens de la révolution). Les opposants qui ont réussi à atteindre la place Azadi se sont retrouvés piégés et contraints à la discrétion. Les heurts ont été plus nombreux après les cérémonies officielles, se poursuivant jusqu’à 22 heures dans certains quartiers de la capitale. Les bassidjis ont alors fait usage de gaz lacrymogènes et d’armes à feu, mais l’affrontement n’a pas atteint à Téhéran l’intensité des manifestations précédentes.

Le fait que les dirigeants « verts » comme les dignitaires du régime aient concentré l’épreuve de force à Téhéran a en revanche créé un contexte plus favorable aux manifestations dans les autres villes. Ainsi, la contestation s’est fortement exprimée à Ispahan, Shiraz, Ahvaz, Machhad, Tabriz ou Shahre-Kord, avec des manifestations déterminées dans lesquelles la population a affronté les forces de sécurité.

Le débat est relancé

La journée du 11 février a d’ores et déjà relancé le débat parmi les manifestants et les diverses organisations et réseaux qui composent le mouvement actuel. Plusieurs questions sont aujourd’hui clairement posées.

Les objectifs politiques fixés par Moussavi, Karoubi et consorts ne sont à l’évidence pas ceux de la grande majorité des jeunes, des femmes et des travailleurs qui descendent dans la rue depuis le mois de juin. De plus en plus, les slogans remettent en cause les fondements mêmes de la République islamique d’Iran. Or, les dirigeants « verts » qui se définissent comme « réformateurs » entendent rester dans le cadre institutionnel du régime en place.

Cela explique en partie le fait que le mouvement soit rythmé par le calendrier des cérémonies religieuses et officielles. Pour les dirigeants « verts » il s’agit de récupérer les symboles de la République islamique alors que pour nombre de jeunes, de femmes et de travailleurs, l’objectif est avant tout de contourner l’impossibilité, à ce stade, d’organiser des initiatives de masse indépendantes. Cela a permis jusqu’à maintenant de donner des rendez-vous réguliers à un mouvement qui n’a ni direction ni organisation. Cette première contradiction entre la rue et Moussavi ou Karoubi est de plus en plus palpable.

Le second sujet qui s’impose aujourd’hui a trait à la structuration du mouvement. Si le mouvement populaire apparaît confus, cela est dû autant à son caractère composite et large qu’aux conditions spécifiques de politisation dans un contexte où la dictature a démantelé toutes les organisations politiques et syndicales. Cette situation constitue évidemment un handicap pour le développement d’une politique indépendante à l’égard des dirigeants « réformateurs ». Le caractère du mouvement, horizontal et sous de nombreux aspects spontané, laisse les mains libres aux dirigeants « réformateurs » qui bénéficient encore d’appuis solides au sein de l’appareil d’État, et qui veulent instrumentaliser ce mouvement dans le cadre des institutions de la République islamique et de ses rapports de forces internes.

Moussavi comme Karoubi n’ont cessé de lancer des mots d’ordre tendant à recentrer la mobilisation sur la contestation du résultat des élections de juin. Ils ont même tenté d’ouvrir la porte à des compromis avec le Guide Ali Khamenei et Ahmadinejad. Moussavi comme Karoubi ont quasiment reconnu le gouvernement en place, mais c’est la faction au pouvoir qui a refusé de négocier. Le Guide comme Ahmadinejad et les dirigeants des pasdaran ont en effet décidé de faire main basse sur le pays, aux niveaux économique et politique. Ils veulent évincer définitivement les « réformateurs » et Hachemi Rafsandjani qui préside deux des institutions clés de la République islamique (le Conseil de discernement et l’Assemblée des experts). Tout cela s’accommode mal avec des politiques de compromis.

Il suffit de se pencher sur les revendications du mouvement en cours pour constater qu’il est incompatible avec la position de Moussavi, Karoubi et des « réformateurs ». Abolition de la peine de mort et arrêt des tortures, égalité entre les hommes et les femmes, fin de l’imposition du voile aux femmes, séparation de la religion et de la politique, liberté d’expression et d’organisation pour les travailleurs et pour l’ensemble des courants politiques, organisation d’élections libres, arrêt de la répression contre les minorités nationales et religieuses... Satisfaire ces revendications démocratiques de la jeunesse, des femmes et des travailleurs d’Iran suppose le renversement de la République islamique. Pour cela, le mouvement populaire devra dépasser ses faiblesses afin de parvenir, dans le cadre du processus en cours, à développer une politique indépendante des dirigeants « verts ».

Organiser la jonction de la rue et des usines

L’autre aspect, déterminant, est que le mouvement devra intégrer clairement l’action des travailleurs. L’incapacité du pouvoir à résoudre la crise de régime se combine à une crise économique et sociale de grande ampleur. Chômage massif, licenciements, privatisations, arriérés de salaires : les travailleurs sont frappés de plein fouet. Or, le contexte est marqué par de nombreuses luttes et grèves autour du paiement des salaires et du droit de s’organiser en syndicat indépendant. À chaque fois, ce régime violemment anti-ouvrier répond par des arrestations, des licenciements punitifs, des pressions en tout genre sur les familles.

Les dignitaires de la République islamique craignent une jonction entre le mouvement qui exprime, depuis le mois de juin, les aspirations démocratiques de la population et un mouvement gréviste qui paralyserait le pays. Plus que tout, le régime a en mémoire l’entrée en scène des travailleurs iraniens qui, en 1979, a contribué fortement à la chute de la monarchie.

Or, c’est bien l’intervention massive des travailleurs iraniens qui peut faire plier la dictature militaro-théocratique. C’est à cela que travaillent les militants ouvriers et de gauche qui tentent de lier au mouvement actuel la lutte contre le non-paiement des salaires, les privatisations, les licenciements et pour la construction de syndicats indépendants. C’est le cas, notamment, des travailleurs d’Iran Khodro (première entreprise de construction automobile), de ceux du syndicat du Sherkat-e Vahed (transports en commun de Téhéran) ou du Syndicat des travailleurs de la compagnie de sucre de canne Haft Tapeh, qui appellent les salariés à descendre dans la rue2.

L’extension, l’approfondissement et la structuration du mouvement de contestation est un objectif déterminant pour les semaines et mois à venir. Bien sûr, ce n’est pas celui de Karoubi et Moussavi. À aucun moment ils n’ont appelé les travailleurs à participer au mouvement. Jamais les dirigeants « verts » n’ont tenté de relier les aspirations démocratiques exprimées massivement dans la rue aux revendications sociales qui pourtant sont profondément imbriquées et posées par la lutte des travailleurs eux-mêmes. Ils n’ont évidemment jamais appelé au déclenchement d’un mouvement gréviste.

Dans cette situation, le mouvement de solidarité doit se développer et cela relève de la responsabilité des forces de gauche et du mouvement social à l’échelle internationale. Tisser des liens avec les organisations iraniennes et les réseaux de militants actifs, défendre les revendications démocratiques et sociales, mener des campagnes de solidarité avec les travailleurs, les femmes3 et les prisonniers politiques... Les peuples d’Iran doivent pouvoir compter sur toutes les forces attachées à l’égalité, la liberté et la justice sociale.

Babak Kia

1. Sur la puissance du Sepah-e Pasdaran : se reporter à Behrouz Arefi et Behrouz Farahani, « L’empire économique des pasdarans », dans Le Monde diplomatique de février 2010.

2. Ces trois syndicats ont publié le 10 février une lettre adressée à la Commission des droits de l’Homme de l’ONU. Version française disponible sur : http://iranenlutte.wordp…

D’autre part, une campagne de solidarité financière est en cours pour soutenir les travailleurs victimes de licenciements punitifs ou incarcérés. Informations disponibles sur http://www.iran-echo.com….

3. Un appel signé par plus de 40 organisations féministes à l’échelle internationale en soutien à la lutte des femmes iraniennes et pour un 8mars de solidarité est disponible sur http://www.irangenderequ….

Des articles récents de Babak Kia livrent une analyse plus globale ou détaillée, ou bien abordent d’autres aspects de la situation iranienne: « Crise du régime et mobilisations populaires », paru dans Inprecor n° 551-552 de juillet-août 2009 ; « Le régime ne tient plus que par la répression », dans Tout est à nous ! La Revue n° 3 de septembre 2009; « Crise de régime et mouvement populaire », publié en janvier 2010 sur le site de Contretemps, http://www.contretemps.e….

Voir également l’étude de Houshang Sepehr, « Où va la République Islamique ? », qui figure dans Inprecor n° 553-554 de septembre-octobre 2009.