Le massacre d’Aigues-Mortes (Gard) est une des premières manifestations populaires d’une violence xénophobe basée sur la conscience d’une identité nationale.Gérard Noiriel revient en détail sur un événement souvent évoqué mais finalement peu étudié, le massacre d’ouvriers italiens par des Français à Aigues-Mortes (Gard) en 1893. Les violences provoquent la mort d’une dizaine d’Italiens, tandis que plus de 50 sont blessés. L’historien démontre de façon très convaincante que ces violences sont le produit des mutations économiques et sociales liés à la Révolution industrielle. Il décrit la société d’Aigues-Mortes, dans laquelle l’activité des salins a bouleversé les équilibres traditionnels. Le travail dans les salins est dur, et les populations locales enrichies refusent d’y aller, entraînant le recours à une main-d’œuvre immigrée saisonnière, venant soit d’autres régions françaises paupérisées, soit du nord de l’Italie. En août et septembre, la puissante Compagnie des salins du Midi (CSM) embauche ainsi chaque année entre 1 500 et 2 000 personnes pour des opérations de levée du sel qui doivent être réalisées très vite, dans de très mauvaises conditions sanitaires, principalement du fait du manque d’eau. La CSM joue sciemment, pour baisser les salaires, de l’opposition entre immigrés italiens, durs à la tâche, venus collectivement depuis leurs villages sous la conduite de chefs, et la main-d’œuvre française composée de « trimards », vagabonds entraînés dans la déchéance sociale par le capitalisme industriel, dans cette période de « Grande Dépression ». Les seconds pénalisent les équipes payées au rendement car ils travaillent moins vite. Le drame démarre comme un conflit entre ouvriers, le groupe des Italiens reprochant aux « trimards » de ne pas travailler assez vite. Leur honneur et leur virilité étant atteints, la dispute dégénère en rixe après semble-t-il qu’un ouvrier italien a trempé sa chemise pleine de sel dans la réserve d’eau potable des trimards. Noiriel analyse alors le passage au conflit national en relevant que la qualité de « Français » est la seule dont peuvent se prévaloir les trimards face aux ouvriers italiens, dans un contexte où la presse nationale et locale, à partir souvent de faits divers, a contribué à construire peu à peu les oppositions sociales comme des oppositions nationales. Autour de cette fierté nationale, ils parviennent à rallier toute la communauté aigues-mortaise qui laisse se dérouler la « chasse à l’Italien » qui s’ensuit. Il décrit donc un fait divers dans lequel à l’origine, l’identité masculine, professionnelle et locale, joue davantage que l’identité nationale. Mais « la logique de l’affrontement à conduit des acteurs qui n’avaient rien en commun à se regrouper en fonction de leur nationalité », l’arme de la nationalité permettant aux trimards de sauver leur dignité et de légitimer leur violence. Une des qualités du livre de Noiriel consiste ainsi à pointer la responsabilité des élites républicaines qui conquièrent le pouvoir en imposant la référence nationale comme une nouvelle norme. Il démontre enfin que les identités qui structurent les groupes sociaux ne sont pas données par avance mais constituent des enjeux de construction et de combats politiques et sociaux. Sylvain PattieuGérard Noiriel, Le Massacre des Italiens, Aigues-Mortes, 17 août 1893, Fayard, 20 euros