Tout au long du xxe siècle, l’augmentation massive des effectifs dans le primaire, le secondaire et même le supérieur accompagne les aspirations de la majorité des gens à l’élévation du niveau d’étude de leurs enfants et les besoins de la bourgeoisie.
Aujourd’hui, on assiste à un net retournement. La bourgeoisie veut séparer les tâches d’encadrement et les tâches d’exécution en termes de formation. Pour sérier méthodiquement les qualifications dont elle a besoin, elle doit restaurer l’orientation. Aux bac pro les tâches d’exécution ; aux licences pro les tâches d’exécution avec un niveau technique un peu plus élevé ; aux masters les tâches d’encadrement ; au-delà le doctorat… ceux et celles qui assureront réellement les tâches de direction (les intellectuels, la recherche, ceux et celles issus des grandes écoles). Aujourd’hui l’État va même jusqu’à s’en prendre aux « mandarins », aux fonctionnaires, qui étaient pourtant ses meilleurs exécutants, car confrontés aux conditions de travail dégradées, ils s’y opposent.
Pour les classes populaires, l’école offre d’abord à leurs enfants, en étant plus instruits, la possibilité d’accéder à un autre avenir que celui de l’usine ou des champs. Ce sont les débuts d’une perspective d’ascension sociale. Cette perspective, même si elle était dès le départ biaisée, n’est pas qu’une vue de l’esprit ou une illusion. De plus en plus perçue comme une chance pour tous les enfants et pas seulement pour une élite d’accéder à un statut socioprofessionnel meilleur que celui de leurs parents – liée aux besoins de la bourgeoisie d’augmenter le plus vite possible le nombre de travailleurs qualifiés – l’école remplit en ce sens le rôle qu’on lui attribue. Ainsi, le plein emploi retrouvé après la Libération ouvrait aux jeunes travailleurs des espoirs qui furent en partie réalisés, donnant la perspective d’un monde en progrès, d’un pouvoir d’achat croissant et toujours la certitude que leurs enfants connaîtraient une vie meilleure.
En 1958, De Gaulle, conscient du retard de la France par rapport à l’industrialisation reprend les choses en mains. Face à la construction européenne et à la concurrence internationale, il est nécessaire de former des élites scientifiques et techniques en nombre pour accroître la puissance économique de la France.
Mais le retournement de conjoncture à la fin des années 1970 oblige les dirigeants à réorganiser la production. Le sens des réformes qui suivent sera de casser la logique infernale pour la bourgeoisie d’avoir à payer des salariés « trop qualifiés ».
Dans les années 1980, le besoin d’élévation du niveau technique lié au développement, entre autres, de l’informatique amène un plus grand nombre à accéder à la licence.
En 1950, la moitié des enfants prolongeait ses études au-delà de 14,5 ans. En 1999, la moitié des jeunes prolonge ses études après 21 ans.
Cette situation répondait à la demande du patronat. L’automatisation qui supprimait de nombreux postes d’exécution et entraînait une diminution de la demande de travail peu qualifié, nécessitait qu’un effort important soit entrepris afin de pouvoir bénéficier d’une main-d’œuvre plus qualifiée. Un niveau de formation élevé devait alors entraîner un fort niveau de productivité au travail mais aussi permettre aux salariés de s’adapter plus facilement aux évolutions technologiques. De plus, la persistance du chômage chez les jeunes et les actifs peu qualifiés, amène les gouvernements à améliorer le niveau moyen de formation de la population afin de diminuer artificiellement le chômage. En prolongeant le temps de formation initiale des jeunes, ils retardaient d’autant leur entrée sur le marché du travail.
Les années 1980 voient donc l’apparition d’une contradiction pour la bourgeoisie: élever le niveau de qualification des jeunes tout en baissant le niveau des salaires des travailleurs. Ainsi, les prévisions précédentes, qui reposaient sur une quasi-disparition des emplois peu qualifiés, sont remises en cause. Et c’est le rapport Thélot qui en parle le mieux : « La part des emplois “peu qualifiés ” ou requérant une qualification d’ordre comportemental ou “relationnel” demeurera considérable dans l’avenir : certains domaines d’activité (ventes, services à la personne, etc.) devraient donner lieu à une création d’emplois importante ; dans les métiers d’employés et d’ouvriers peu qualifiés, la destruction des emplois sera plus que compensée par la nécessité de remplacer les départs massifs à la retraite qui vont intervenir à partir de 2005. » Ce rapport est en réalité un condensé de toutes les réformes initiées depuis plus de vingt ans : l’augmentation de la durée moyenne de scolarisation depuis plus d’un siècle devient aujourd’hui inutile pour la classe dirigeante. L’Éducation nationale doit former les ouvriers et employés de demain à des savoir-être de base et des savoir-faire utiles à leur employabilité. La prolongation de la scolarité devient donc obsolète pour la majorité des élèves qui sera appelée à occuper des emplois à « qualification d’ordre comportemental ou relationnel » (Thélot). D’où l’importance accordée au fait que les jeunes soient de plus en plus tôt en contact avec l’entreprise, partenaire majeur pour inciter les moins performants à « choisir » une formation en alternance, un projet professionnel plutôt qu’une formation initiale « trop théorique ou trop abstraite ».
Dans les années à venir, la progression majeure de la précarité dans les emplois de services (dont l’Éducation nationale), explicite le projet de se débarrasser du coût que représentent la scolarisation et la formation de masse. Au début des années 1990, l’OMC incite à l’ouverture au privé du « marché de l’éducation ». Il s’agit d’ouvrir à la concurrence un nouvel espace de profit.
Il n’est plus question d’élever le niveau des qualifications ni d’injecter de l’argent dans la recherche à long terme. Les enseignants se heurtent de plein fouet dans leur quotidien à cette situation : la transmission du savoir, à toutes et tous, permettant un épanouissement individuel et la possibilité d’accéder aux études de son choix ne rentre plus dans les objectifs de l’école. C’est de là que viennent et viendront les tensions, entre la manière dont est perçue l’institution scolaire par ses agents et les familles et les choix violents faits par la bourgeoisie. Pour en finir avec la massification, le gouvernement prépare une véritable offensive idéologique : le retour d’une orientation forcée des élèves dès le plus jeune âge modifiera en profondeur les conditions de travail des personnels qui devront participer à cette sélection des enfants.
Armelle Pertus