Gérard Mordillat a participé à l’Université d’été du NPA à Port-Leucate (Aude), en août. Il y a animé un débat intitulé Littérature et classe ouvrière et a présenté en avant-première les deux premiers épisodes de l’adaptation de son roman Les Vivants et les morts qui sera diffusée en octobre sur France 2. Nous reproduisons des extraits d’un entretien réalisé en avril dernier et dont l’intégralité devrait être publiée dans la revue ContreTemps.
Les Vivants et les morts et Notre part des ténèbres, à la lecture,donnent l’impression d’un diptyque. S’agit-il d’un projet d’ensemble ? Comment as-tu travaillé ?
G. Mordillat : Une de mes intentions est, au fond, de rendre un récit, une perspective historique, à ceux qui en sont aujourd’hui totalement privés. Par excellence, ceux dont les emplois sont supprimés. Puisque c’est non seulement la perte financière, mais aussi la perte de savoir, la perte de relations, la perte d’histoire. Bref des vies sont totalement niées ; elles sont poussées en dehors de l’histoire. Clairement, le message est : « non seulement vous comptez pour rien, mais vous n’avez jamais compté pour quelque chose ». Donc, écrire des romans comme je les écris consiste à redonner ce récit. Car, pour moi, toutes les révoltes, toutes les insurrections, toutes les révolutions ont besoin de mots. Elles ont besoin de cette histoire. Ce n’est pas pour rien qu’aujourd’hui la droite et les forces les plus réactionnaires essaient de nier sans cesse cette histoire… Je sens de façon constante un mouvement de déperdition de l’histoire, un refus de l’histoire. L’histoire n’existe plus. Elle ne doit plus exister. Il ne doit plus y avoir qu’une espèce de présent de circonstance où les choses apparaissent et disparaissent comme ces insectes éphémères qui ne vivent qu’une journée… Il y a donc bien, de ma part, un projet général d’écriture. Sur un plan littéraire, Les vivants et les morts, Notre part des ténèbres et le livre que je suis en train de finir s’inscrivent dans un projet : redire cette histoire, la resituer, lui redonner une perspective, une réalité. Et rendre à chacun une identité, des sentiments, une sexualité, des pensées, des doutes, des exaltations…
À un moment, j’ai pensé que le roman était devenu un genre impraticable. J’ai écrit un roman qui s’appelait Béthanie qui, intimement, marquait mes adieux au roman. Je pensais que ce n’était plus possible, que cela n’avait aucun sens ni aucun écho. Je voyais la production romanesque française où, grosso modo, la problématique petite-bourgeoise et bourgeoise domine de façon quasiment absolue. On se demande dans quel monde vivent les écrivains, sinon en face de leur glace à s’observer et à s’observer encore.
Ensuite, sans doute travaillé par l’actualité, je me suis dit que, finalement, mon analyse n’était pas la bonne. Le roman – en tout cas de mon point de vue – est, si l’on s’y prend de façon différente, le dernier véritable espace de liberté. Parce que du côté du cinéma ou de la télévision, quoi qu’on fasse, on est bridé par le mur de l’argent. Du côté des médias au sens large, à partir du moment où la majorité des médias français (télévision, radio, voire presse) sont dans la sujétion de grands groupes industriels, si l’information n’est pas censurée à proprement parler, elle est en tout cas largement contrôlée et encadrée. Dans le roman, on peut soudain se réapproprier le monde. Et le rendre avec la largeur, la distance et la profondeur que l’on souhaite.
Je me suis remis à écrire. Pourquoi je me suis remis à écrire sur le monde du travail ? Pour différentes raisons… Mais au moins deux, très fortes pour moi. À un moment se sont multipliées des actions contre l’outil de travail. Or s’il y avait pour moi un tabou que je croyais indestructible, c’était bien celui-là : on ne s’attaque pas à l’outil de travail ! J’ai été élevé dans cette idée. Je l’ai toujours entendue. Quand j’ai fait la grève, alors que j’étais ouvrier imprimeur, jamais l’atelier n’a été aussi bien tenu et entretenu ! Pour moi, cette multiplication d’actions contre l’outil de travail témoignait d’un degré très important de désespoir. Je me disais que, pour en venir là, il fallait avoir perdu tout espoir d’une part dans l’organisation collective des luttes, dans l’idée même de lutte et retourner contre soi la violence qui vous est faite. Il y avait quelque chose de vraiment tragique dans cette histoire.
Un deuxième élément paraît plus anecdotique. Mais, pour moi, il a été fort... Dans la litanie quotidienne des fermetures d’entreprises, des délocalisations et des licenciements, ce sont toujours des chiffres qui sont mis en avant. Pourquoi ? Parce que le chiffre donne l’illusion de l’objectivité scientifique. Il est sans affect. Supprimer 400emplois, c’est supprimer 400emplois. Ce n’est pas supprimer 400individus… Si l’on devait supprimer 400individus en les ayant en face de soi, la chose serait différente ! Donc, cette identité est niée. Ces histoires sont niées. En réalité des individus sont ramenés à ce que les économistes appellent maintenant des variables d’ajustement : c’est là quelque chose qui me révoltait. C’est cela (plus cette nécessité de l’histoire que j’ai évoquée précédemment) a fait que je me suis remis au roman, dans la grande tradition à la fois américaine et française. Pour moi, il n’existe pas de plus grand roman que Les Misérables. Il charrie tout. Il est d’une liberté d’écriture absolue. On va ici. On va là. On fait ça. C’est cette liberté romanesque que je trouve tout à fait à part et tout à fait satisfaisante. En tant qu’écrivain, bien entendu…
Comment analyser ces actions contre l’outil de travail ? Y a-t-il une exacerbation de la violence ? Un retournement de la violence? Une volonté d’exister au travers de ces actions ?
Oui, bien sûr. Mais il s’agit d’exister, enfin, dans un geste à la fois terrible et symbolique. Mais qui sera un dernier geste. Ces différents conflits – Métaleurop, Sedatex – sont tous un peu sur le même modèle : une faible syndicalisation, des salariés ayant accepté l’inacceptable pour maintenir l’emploi jusqu’au bout… Et puis, une dernière chose qui n’est pas acceptée : partir en disant merci ! Alors là, oui,il y a du désespoir… Mais, pas seulement : ainsi, chez Moulinex, ces trois femmes qui découvraient, stupéfaites – et une fois mises à la porte – l’utilité d’être syndiquées. À n’importe quel syndicat. En tout cas, l’utilité de s’organiser pour les luttes. Alors que jusque-là, elles avaient jeté à la poubelle les tracts et ne voulaient pas « entendre parler de ça ».
Je trouve dramatique la perte de confiance dans l’organisation collective. C’est une grande victoire justement du libéralisme – appelons-le comme ça… – d’avoir mis dans la tête des gens que seul l’individu peut s’en sortir à l’intérieur de la société telle qu’elle est constituée aujourd’hui. C’est la phrase célèbre du mentor de Margaret Thatcher : « la société n’existe pas. Il n’y a que l’individu et sa famille ». On a mis cette idée-là profondément dans la tête des gens. Et, bien entendu, à partir de là, il est très facile de pousser les uns contre les autres et de faire croire qu’une action collective est forcément vaine. Alors que, heureusement, quelques exemples montrent que quand il y a une action collective de l’ensemble du personnel d’une entreprise, cette action influe puissamment sur la conduite de l’entreprise. Donc, évidemment, ces choses-là sont en jeu dans mes livres. Bien sûr.
Mais tu es quand même assez critique sur les syndicats…
Bien sûr ! D’une part, je suis très favorable au syndicalisme… en général. Mais, je suis critique sur les modes d’organisation du syndicat aujourd’hui. Des syndicats, en fait. Pas plus d’un syndicat en particulier que des autres. Les syndicats ont glissé, petit à petit, d’organisations revendicatrices à des organisations d’assistance. Finalement s’est imposée l’idée d’une sorte de négociation permanente avec les organisations patronales et – ce terme m’insupporte… – entre « partenaires sociaux » ! Pour moi, cela tue la puissance de l’action syndicale. Avoir voulu rompre de façon manifeste et répétée avec toute accroche avec les partis politiques – socialistes, communistes ou qui que ce soit… – est une erreur. Le syndicalisme doit être aussi porteur d’une vision de la société qui doit trouver son expression dans les urnes et dans l’organisation sociale. On ne peut pas penser que le syndicalisme ne doit s’intéresser qu’à l’organisation de l’entreprise et du travail ! Je crois qu’il faut qu’il y ait, enfin, une re-politisation des syndicats. Et, surtout, un retour à des positions extrêmement revendicatrices par rapport aux organisations patronales. Il faut cesser d’accepter d’être traités en « partenaires sociaux » ! Je pense qu’il faudrait que les syndicats se re-politisent, se re-radicalisent et, surtout, réfléchissent. Bien sûr, je pense qu’ils le font… Les formes contemporaines de lutte ne peuvent pas être la réplique de ce qui s’est passé autrefois. Même il y a seulement 30 ans… L’organisation générale du travail – par exemple : la diffusion absolue de l’informatique – a changé la donne de façon complète.
Propos recueillis par Lisbeth Sal et Henri Clément