Publié le Lundi 13 décembre 2010 à 19h55.

Livre : La fortune de Sila de Fabrice Humbert

Ton roman est-il un livre sur la crise?

La fortune de Sila porte sur la mondialisation, sur le monde actuel. C’est un récit choral, avec plusieurs personnages. Ca me semblait nécessaire car je voulais un éclatement des lieux et des personnages, qui rende compte des espaces différents et des flux humains. J’y parle d’économie parce que c’est un moyen extraordinaire pour lire le monde. On ne peut pas parler du monde actuel sans parler d’économie, elle n’a jamais eu autant d’importance qu’aujourd’hui. Il ne faut pas y opposer la littérature : Balzac ou Zola parlaient d’économie, aujourd’hui des auteurs comme Gérard Mordillat ou Eric Reinhardt font de même. Mon livre se déroule dans une période particulière du capitalisme, de 1989 à 2008, de la chute du mur de Berlin à la crise des subprimes. C’est le moment du capitalisme triomphant, d’une avidité sans limite. J’ai voulu accompagner mes personnages le long d’un parcours qui correspond à l’évolution de notre monde, avec en Russie notamment le retour d’un capitalisme sauvage, primitif, qui offre des possibilités romanesques passionnantes.

Le livre commence en 1995, une époque où Lev, professeur d’université russe devenu oligarque, est au sommet de sa puissance. Les Français Simon et Matthieu viennent de décider de tenter leur chance dans la finance à Londres; l’Américain Ruffle a pour projet de gagner de l’argent en proposant des crédits pourris aux plus pauvres. C’est une époque où les plus déterminés, ceux qui ont le moins de scrupules, peuvent faire fortune. Il n’y a pas pour autant d’escroc à la Maddoff dans mon livre. Car le problème ce n’est pas un simple voleur comme Maddoff, il y en a eu et il y en a aura toujours, le problème c’est le système lui-même, qui est allé droit dans le mur. Il y a un seul personnage dans le roman qui n’est pas mu par la passion de l’argent. Sila, qui a donné son nom au titre, est un jeune Africain devenu serveur dans le grand restaurant où se joue la scène inaugurale du livre. Il est violemment agressé par un des clients du restaurant. J’ai voulu commencer par une scène de violence sociale où le riche frappe le pauvre: personne ne se lève pour intervenir.

Quel est le rapport entre individus et histoire dans ton livre?

C’est une question que j’avais déjà abordée dans mon précédent roman, Origine de la violence, où j’évoquais des personnages ordinaires devenus des bourreaux dans le contexte du nazisme. Ils n’auraient pas existé dans leur barbarie sans la situation historique qui leur a permis de se développer comme tels. C’est la même contrainte historique qui existe pour Lev. Il vit dans un milieu où il ne peut réussir que par le cynisme et l’immoralité. Il sait que s’il reste professeur d’université dans l’ex-URSS, il ne gagnera que quelques roubles et sa position sociale sera dégradée. Il choisit la politique et les affaires, il fait alors le choix de l’argent mais c’est aussi un choix moral. Dans une période de bouleversement, les individus sont confrontés à des choix radicaux. C’est beaucoup moins le cas dans des sociétés apaisées comme les démocraties d’Europe occidentale. Mais dans une Russie post-soviétique où l’Etat est vacant, les choix individuels sont cruciaux. Dès que les choses se tendent, les individus sont écrasés par l’histoire, sommés de choisir. Les sociétés apaisées ont l’impression d’échapper à cette histoire, mais ce n’est qu’une impression car nous subissons tous le système économique.

Ton livre est-il politique?

Je serais très heureux qu’on lui trouve un sens politique. Je trouve intéressant de confronter le livre à des discours étrangers à la littérature, conceptuels: histoire, économie, politique. Dans ce cadre, quelle est la particularité de la littérature, qu’est-ce qu’elle peut apporter? Je pense que la littérature pose des questions, qu’elle présente des situations, des personnages. C’est le règne de l’individu, mais à travers ces individus elle peut dire des choses essentielles de notre temps. Elle porte un discours à travers des images et des figures. Je regrette d’ailleurs que la tradition française de liens forts entre politique et littérature soit autant affaiblie. Des écrivains comme Zola, Hugo, Lamartine, plus récemment Aragon, étaient porteurs d’un engagement politique. La politique doit pouvoir se nourrir de tout, y-compris de littérature, et inversement. La littérature a toujours une portée politique, consciente ou non, même si elle ne se réduit pas à ça.

Propos recueillis par Sylvain Pattieu

Fabrice Humbert est écrivain, il est l’auteur de La Fortune de Sila, Le Passage, 18€.