Dans un texte publié sur Mediapart1, tu écris : « la figure de la grève générale des salariés et des étudiants en Mai 1968 n’est peut-être pas la plus adéquate à ce que nous vivons avec ce mouvement. » En quoi la grève générale n’est pas adaptée au mouvement actuel ?
Philippe Corcuff : Ce que j’ai appelé « la guérilla sociale durable » n’est pas l’opposé de la grève générale. Il y a peut-être eu des malentendus dans la réception de mon texte.
Je pense que le thème de la grève générale a joué un rôle positif dans le mouvement, car c’est une invitation à élargir et à bâtir des convergences entre différents secteurs contre la tendance à l’émiettement. Sa fonction est d’abord d’ouvrir nos imaginaires contre le poids des imaginaires dominants qui parcellisent et fatalisent. Dans ses Réflexions sur la violence de 1908, Georges Sorel – un penseur marxiste hétérodoxe, proche des syndicalistes révolutionnaires particulièrement attachés au mot d’ordre de grève générale – parlait de manière suggestive de « mythe mobilisateur ». C’est-à-dire un ensemble d’images ouvrant les actions immédiates et segmentées à du plus global, dotant le combat d’une dynamique émotionnelle, associant la praxis radicale à une esthétique populaire lui donnant plus de souffle.
Dans certains usages dogmatiques, la grève générale peut toutefois se transformer en mythologie morte bloquant l’imagination et l’action, si on n’envisage pas d’autres moyens de généralisation que le « tous ensemble en grève au même moment ». En tout cas si l’on s’obstine, comme les utopistes dont Marx critiquait le dogmatisme, à faire rentrer à tout prix la réalité dans un modèle idéal unique. Or un des apports principaux de Marx, c’était justement de partir des contraintes et des contradictions du réel, plutôt que vouloir appliquer à tout prix un idéal quelles que soient les conditions. L’inspiration marxienne, que reprendront de grands militants marxistes comme Rosa Luxemburg ou Antonio Gramsci, c’est ainsi de partir du « mouvement réel ». Et donc de développer, contre les vues dogmatiques et les slogans routiniers, une intelligence pratique des situations, une intelligence en situation, mobile et inventive. On a là aussi quelque chose de convergent chez les grands militants anarchistes, comme Proudhon et Bakounine, ou les grands militants anarcho-syndicalistes, comme Fernand Pelloutier et Émile Pouget. La radicalité anticapitaliste et libertaire est associée à un pragmatisme dans la confrontation aux situations concrètes.
Dans cette perspective, la grève générale doit être considérée comme un outil pour nous aider dans l’action, mais pas comme un dogme susceptible d’entretenir la déception, ou comme une identité vaguement rebelle qu’on trimbale dans les manifs pour se la jouer. La lutte des classes et la révolution sociale sont quand même des choses plus exigeantes que la religiosité associée à des slogans qu’on répète comme des prières ou que la simple frime, se baptiserait-elle « révolutionnaire » !
Mais la grève générale n’a pas qu’une fonction symbolique, elle a aussi des composantes plus directement pratiques, non ?
Ce n’est qu’un des moyens pratiques et politiques de généralisation de la contestation sociale. Historiquement, il y a d’ailleurs peu d’expériences de grèves générales effectives. Mai 1968 est un exemple historiquement rare. En 1905 en Russie ou 1936 en France, ce n’est pas précisément le cas. On a davantage affaire à ce que Rosa Luxemburg appelait, dans sa brochure Grève de masse, parti et syndicat de 1906, des « grèves de masse », qu’elle distinguait justement de la grève générale, comme l’a rappelé sur Mediapart notre camarade Hendrik Davi2. « Il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est bien plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années », écrit-elle notamment. Nous devrions alors envisager une pluralité de chemins de généralisation en fonction du « mouvement réel » dans telle ou telle période.
Est-ce que la perspective d’une « guérilla sociale durable » a exactement la même tonalité aujourd’hui, en ce début de mois de décembre où le mouvement social, sans disparaître, s’est effiloché, et le 18 octobre quand tu en parles pour la première fois ?
Tu as raison, cela a bougé.
Le 18 octobre, le mouvement social était encore massif. Mais on pouvait déjà constater que la grève générale, entendue comme l’entrée d’une majorité de salariés en grève reconductible au même moment, ne serait pas au rendez-vous. Les discours publics des militants étaient encore optimistes, mais les doutes étaient de plus en plus présents dans les discussions informelles. Et il n’y avait pas ou peu de lieux collectifs d’élaboration d’une intelligence sur le mouvement dans le mouvement. Ne serait-ce que pour s’inscrire dans une temporalité allant au-delà d’une semaine.
Les organisations syndicales, les associations comme Attac ou les partis – le NPA inclus – n’ont pas vraiment joué ce rôle. Même les secteurs les plus « avant- gardistes », qui continuent à proclamer « le rôle dirigeant du parti dans les luttes » – ce qui est fort contestable du point de vue démocratique et libertaire de l’auto-émancipation des exploitéEs et des oppriméEs – n’ont pas fait émerger des lumières particulières dans le cours du mouvement. Historiquement, les avant-gardes autoproclamées sont souvent à la traîne des masses ! Mais, à ce moment du mouvement, les collectifs unitaires ont aussi peu occupé une telle fonction d’éclaireurs.
C’est pourquoi j’ai, à partir de discussions avec des militants nîmois et lyonnais, écrit mon texte, en le lançant un peu comme une bouteille à la mer. Á ce moment-là, il fallait peut-être anticiper un chemin différent de la grève générale au sens strict, préservant un certain niveau de mobilisation. Et c’est en observant « le mouvement réel », c’est-à-dire le mouvement tel qu’il se construisait lui-même et pas tel qu’on aurait voulu qu’il soit, que j’ai saisi des pistes : un caractère mobile et polyphonique, entre repères nationaux fournis par les journées d’action, grèves sectorisées et mouvantes, blocages des raffineries, actions locales, actes de solidarité, entrées et sorties fluides d’individus et de groupes dans la grève, etc.
Aujourd’hui que le mouvement est retombé, avec le maintien de groupes mobilisés, « la guérilla sociale durable » voit sa fonction se déplacer. Il s’agit plutôt d’entretenir les acquis du mouvement sur la scène publique, par la poursuite d’actions symboliques et de blocages divers, comme de stabiliser les liaisons interprofessionnelles et/ou intersyndicales qui ont été constituées, dans ce que notre camarade le sociologue Lilian Mathieu a appelé un mouvement social de « basse intensité ». Soit à travers des dispositifs regroupant encore largement les forces syndicales, associatives et politiques actives dans le mouvement. C’est le cas de la tactique du « harcèlement » mise en œuvre dans la région de Manosque, avec la participation de camarades du NPA. Soit dans des groupes plus restreints, associant syndiqués et non syndiqués, comme le collectif « AG de Nîmes » dans lequel je suis engagé, et dont les actions (« die in » et occupation de la CCI) ont eu un certain impact symbolique lors de la manifestation du 23 novembre. L’As-semblée générale nationale des assemblées générales a ici un rôle utile à jouer, notamment en balisant des journées nationales mensuelles d’actions.
Quelle place la désobéissance civile peut-elle avoir ici ?
La diffusion de l’imaginaire de la désobéissance civile a un rôle symbolique important, en aidant, dans les formes d’action même, à défétichiser les lois, en activant la critique du légal et de son caractère de classe au nom d’une conception alternative de la justice sociale. Or on a vu que le fétichisme de la loi, après son vote et sa promulgation, a eu un impact négatif sur les suites du mouvement. Cela active aussi la place de l’auto-organisation populaire et citoyenne, qui devient centrale, par rapport à la définition dominante, étroitement institutionnelle et électorale, de la politique. C’est, par exemple, un contre-feu symbolique et pratique face aux illusions de « la révolution par les urnes » portées par le Front de gauche. Donc une composante d’une guérilla sociale durable dans une vision élargie et mobile de la politique radicale, partant du quotidien des oppriméEs.
Propos recueillis par Dominique Angelini
1. « Pour une guérilla sociale durable et pacifique », 18 octobre 2010, http://www.mediapart.fr/…
2. « Grève de masse pour aller vers un processus constituant », 19 octobre 2010, http://www.mediapart.fr/…)