De notre héritage historique, nous ne pouvons faire « table rase ». Il nous impose de donner des gages politiques pour que socialisme et démocratie soient réellement compatibles ; il nous oblige à garantir à tous, en cas de victoire, qu’à une page de domination et d’oppression ne succède pas une nouvelle page, d’obédience différente. Il nous faut puiser dans les diverses expériences révolutionnaires, sans chercher à établir une hiérarchie entre elles car aucune ne peut prétendre, à elle seule, synthétiser le projet communiste. Nous devons également revendiquer le droit à l’apprentissage. La refondation communiste est un mouvement permanent. Le renouvellement de ses idées, ses modes d’action, ses codes, ne prendra forme qu’au travers de l’expérience collective des masses opprimées. Les idées émancipatrices qui ont, dans le passé, touché la fibre humaniste de millions de personnes sont nées de la confrontation entre l’expérience vécue des masses, emmenées par leurs mouvements de résistance, et les réflexions politiques des clubs, des partis ou des syndicats, alimentées par plusieurs penseurs.
Nous vivons aujourd’hui les prémices d’un nouveau cycle, et nous aurons besoin d’événements fondateurs forts pour aboutir à la reformulation d’un nouveau communisme. Certains militent depuis plus de vingt ans pour faire vivre les idées révolutionnaires, dans un monde sans révolution. Et il nous est toujours impossible, à ce jour, de nous référer à un exemple exportable qui illustre les défis politiques que posent nos débats. C’est bien la preuve que les modèles clés en mains n’existent pas… C’est peut-être aussi l’opportunité pour les opprimés de s’approprier un projet de société, sans être parasités par un schéma préétabli.
(Re)penser le communisme, c’est d’abord croire à la vertu émancipatrice de la lutte de classe. Le communisme est ce mouvement porté par des résistances sociales et sociétales en quête d’un aboutissement politique : l’affranchissement de l’humanité de ses servitudes, de ses souffrances et de ses humiliations. Le communisme, c’est aussi un nouvel ordre social et économique, égalitaire et rationnel, qui doit répondre aux besoins de chacun, trouver un équilibre entre le bien-être social et le respect des ressources environnementales. C’est un système politique démocratique placé sous le contrôle de la majorité ; une société libérée de l’aliénation collective et individuelle.
S’il faut tenter de dire de quoi le communisme est le nom, je réponds d’emblée : réappropriation – tant du point de vue des richesses, de la démocratie que de la culture. Le communisme défend une société où les richesses doivent être réparties de façon égale entre tous, attribuées par les choix et sous le contrôle du plus grand nombre. A l’opposé du système capitaliste, le communisme n’a de sens que si le résultat du travail bénéficie à tous. Deux sortes de sociétés ont opprimé les hommes dans la phase la plus récente de leur histoire : le capitalisme et les sociétés bureaucratiques. Dans les deux cas, une minorité impose sa dictature à la majorité, une poignée de riches d’un côté, et d’apparatchiks de l’autre. La seule société dont l’humanité ne se soit pas dotée pour elle-même est celle où la majorité dispose des richesses que, somme toute, elle est seule à créer par son activité manuelle ou intellectuelle. Voilà pourquoi la réappropriation est indissolublement économique et démocratique.
Le communisme ne signifie pas l’abolition de toutes les formes de propriété, mais celle des grands moyens de production, de finance, de distribution et de communication. D’ailleurs, avant d’intégrer le vocabulaire politique, « communisme » était le terme juridique pour désigner la copropriété d’un bien indivisible. Ainsi, le communisme est bien la « copropriété » des secteurs clés de l’économie ; la « copropriété » implique une « codécision », soumise aux suggestions et aux choix de la majorité. Confier le pouvoir à la population dans le domaine économique est d’ailleurs le seul moyen d’enrayer le logiciel de l’économie capitaliste, où le marché dicte sa loi uniquement dans l’optique de faire tourner la machine à profits, quitte à produire aussi du gaspillage, et de valoriser toujours plus le capital au détriment des hommes et de leur environnement. Nous voulons défendre au contraire une société où le peuple débatte de l’anticipation et de la planification démocratique de ses besoins réels, afin d’établir en conscience la production économique à la hauteur du strict nécessaire socialement et du strict raisonnable écologiquement.
La réappropriation collective est également culturelle et individuelle. Aimé Césaire parlait de « ré-humaniser l’humanité » ; Frantz Fanon de « libérer l’homme ». Rendre à chacun la potentialité de reprendre possession des fonctions sociales, desquelles la société capitaliste l’éloigne, préférant cantonner l’individu à son rôle de producteur-consommateur. Lever la chape de plomb de la domination et de la soumission, pour permettre à chacun de (re)prendre confiance en soi, en ses capacités intellectuelles, culturelles et créatrices. L’enjeu est de construire, ici et maintenant, un cadre collectif où chacun peut s’épanouir et trouver librement sa place dans la société.
(Re)définir un communisme contemporain invite à lancer quelques pistes : répartition des richesses (fiscalité anticapitaliste, contrôle public sur la comptabilité, service public bancaire unique) ; propriété (expropriation des grands secteurs de l’économie et mise sous tutelle du public et des salariés, abolition de la brevetabilité dans le domaine médical), éco-socialisme (réchauffement climatique, sortie du nucléaire, moratoire OGM, équilibre question sociale et environnementale, sobriété énergétique compatible avec un service public de tous les groupes énergétiques, croissance socialement utile, antiproductivisme et planification démocratique). Il en va de même des nombreux sujets, tels que le féminisme, l’immigration, l’internationalisme, la laïcité/liberté de culte, etc. Mais auparavant, il nous est indispensable de répondre à ces questions : au XXIe siècle, qui doit changer la société ? Comment ? Et pour quoi en faire ?
Quel est le nouveau sujet révolutionnaire ? Objectivement, le prolétariat n’a jamais été aussi nombreux qu’en ce moment. Paradoxalement, il n’a pourtant jamais eu aussi peu conscience de son existence. Le salariat est éclaté en petites unités éparses. Il est précarisé, fragilisé par un chômage qui prive d’emplois des travailleurs sur plusieurs générations parfois. Le salariat s’est aussi féminisé, diversifié et il est globalement plus diplômé. Le mouvement ouvrier traditionnel a du mal à organiser cette nouvelle classe de travailleurs. C’est souvent hors des cadres classiques, parfois même à leur encontre, que s’organisent, par exemple, les luttes des « sans-droits » – sans-travail, sans-toit, sans-papiers – ou que se structurent les collectifs dans les quartiers populaires. Unifier ce nouveau sujet de la transformation sociale à travers ses luttes est la condition pour que le « Qui change la société » s’identifie lui-même et prenne conscience de soi.
« Comment et pour quoi faire » posent le même défi : pour les révolutionnaires, le changement de société suppose une confrontation avec ceux qui n’ont pas intérêt à ce changement, c'est-à-dire avec une minorité puissante de conservateurs qui se repaissent des inégalités. Comme l’a fait remarquer l’anarchiste Elisée Reclus : « L’histoire nous enseigne que les privilégiés ne voient pas de bonne grâce la poussée de ceux d’en bas. »
Comment prendre le pouvoir sans se faire prendre par lui ? Faute de poser centralement la question du pouvoir, on le laisse à d’autres ou, pire, on s’en accommode et on s’intègre à lui. Certains réfutent cette problématique au nom des risques intrinsèques à tout type de pouvoir, et prétendent qu’on peut changer la société sans prendre le pouvoir. Selon eux, le changement radical s’effectuerait ailleurs, sans renverser le capitalisme, mais en le fuyant dans des expériences alternatives locales. Une chose est de valoriser des expériences – entreprises autogérées, pouvoir régional alternatif comme au Chiapas – pour indiquer que la voie du changement est réalisable. Une autre est de croire que la solution consiste à construire des îlots, qu'on dit « à l’abri » du capitalisme. Ne voulons-nous pas plutôt vivre ensemble, à la lumière du grand jour, et fonder une société qui profite au plus grand nombre ? Cette alternative est la seule garantie contre la menace d’une substitution de l’émancipation collective par une minorité qui pourrait trouver refuge. De plus, imaginer encercler le pouvoir du capital avec une multitude de micros expériences revient à se bercer d’illusions. Dans ce monde, rien ne peut se passer par inadvertance au sein d’un ordre économique mondialisé, qui connaît le prix de sa survie.
Ne pas se faire prendre par le pouvoir. Depuis la Révolution russe, on sait que c’est le terrain de la délégation de pouvoir incontrôlée et de la substitution politique qui est propice à la contre-révolution bureaucratique. C’est pourquoi il est indispensable d’établir les stratégies pour nous prémunir contre le risque qu’un parti, même révolutionnaire, s’autoproclame représentant du peuple en mouvement. Les solutions doivent être assimilées dans nos propositions démocratiques pour que jamais ne se déplace la gravité du lieu du pouvoir : entre les mains du peuple.
Une tentative de synthèse politique entre la culture marxiste révolutionnaire et la tradition libertaire peut permettre d’avancer. C’est bien au peuple organisé démocratiquement de la base au sommet de prendre le pouvoir. Et si c’est bien le peuple qui s’empare du pouvoir, alors, de fait, ce dernier change de nature. D’où la nécessité de « prendre le pouvoir par le bas, et jamais par le haut », comme l’a écrit Rosa Luxemburg.
Pour se protéger du « boa constrictor » qui étouffe toute révolution, il faut abolir le corps militaire et bureaucratique de la société déchue. La révocabilité des élus politiques, des hauts fonctionnaires, l’interdiction du cumul des mandats, l’impossibilité d’effectuer plus de deux mandats dans sa vie, la fixation d’une rémunération à la hauteur de celle de la majorité de la population, sont autant de pistes, éprouvées aux temps de la Commune notamment, qui empêchent la spécialisation et la professionnalisation de la politique.
Le communisme doit aussi confier un maximum de pouvoirs à la base, et favoriser l’initiative locale. Dans les quartiers, les communes et les entreprises, la population est la mieux placée pour savoir quoi faire, pour qui et avec qui. Toutefois, tout ne peut pas être décidé localement, ni en termes de production ni en termes d’évaluations des besoins. Il n’y a pas de contradiction, à priori, entre favoriser d’un côté l’autonomie maximale dans l’organisation démocratique et, de l’autre, bâtir une destinée commune et internationaliste. La centralisation et la coordination de toutes ces activités sont nécessaires de l’échelle régionale à l’échelle internationale. Elles impliquent de déléguer à une échelle supérieure les décisions qui ne peuvent pas être prises localement. Cependant, cette délégation doit être maîtrisée par la base. Dans les entreprises, l’unification peut s’effectuer dans des congrès réguliers aux niveaux des branches professionnelles, puis interprofessionnelles, qu’il s’agisse de production de biens, de richesses et de services. Dans la société, la coordination regroupe les unités territoriales dans des congrès réguliers également.
Pour définir les grandes orientations ou établir la production globale, en fonction des requêtes locales, un congrès permanent débat et tranche. En cas de litiges, des consultations sont organisées dans les conseils de base. En cas de désaccord, des référendums populaires peuvent avoir lieu. Les délégués sont révocables par l’instance qui les a élus. Un pourcentage du corps électoral peut susciter un nouveau suffrage s’il estime que le mandat n’est pas respecté. Dans ces assemblées, débats et délibérations doivent faire avancer d’éventuels points de blocage et, par là même, faire évoluer les positions des délégués. Le mandat de ces derniers est le plus impératif possible, c'est-à-dire le plus proche du mandat initial par lequel il est arrivé. En dernière instance, il rend compte et peut être révoqué si l’évolution de sa position n’est pas partagée par son assemblée. Pour stimuler la capacité créatrice du processus, la discussion démocratique est vitale. Les points de vue différents sur la marche à suivre de cette transition doivent pouvoir s’exprimer librement dans des journaux et se regrouper en partis.
Ce sont là quelques pistes pour combiner démocratie directe et suffrage universel ; des pistes à améliorer, à développer et à relier à d’autres. Des réflexions probablement trop imprégnées du prisme de la situation française et occidentale, ainsi que de la marque de mon propre parcours.
C’est donc aussi un appel à un enrichissement libertaire du communisme pour le XXIe siècle.
Olivier Besancenot. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56