Publié le Vendredi 1 avril 2011 à 17h36.

De révolutions en insurrections Les premiers pas du mouvement ouvrier français entre 1830 et 1871

À partir de 1830,l’activité révolutionnaire est intense : révolutions de juillet 1830, insurrections des canuts de 1831 et 1834, révolutions de 1848, et enfin Commune de Paris en 1871. Dans cette période se construitle mouvement ouvrier français. Le nombre de prolétaires s’accroît, des organisations politiques et syndicales de formes très diverses se mettent en place, s’élaborent des projets de société égalitaire, des analyses de l’exploitation, des éléments de théorie et de stratégie de changement de société et de prise du pouvoir, au travers des poussées révolutionnaires, des grèves et révoltes ouvrières, des confrontations politiques intenses.

a France du début du xixe siècle est un pays essentiellement rural. Les progrès de la production industrielle sont lents, l’introduction des machines timide. Les « ouvriers » sont les domestiques, l’ouvrier artisan, les compagnons, les ouvriers en chambre1, les ouvriers devenant maîtres2, y compris dans les fabriques3. La Révolution française a voulu interdire les organisations, le droit de grève4, sans y parvenir.

La bourgeoisie a porté Bonaparte au pouvoirpour construire un État moderne pour conserver la liberté économique qu’elle a conquise5. Son compromis de 1814 avec l’ancienne aristocratie ne va pas durer longtemps. Lorsque Charles x6 dissout l’Assemblée en 1830, supprime la liberté de la presse, modifie le cens électoral pour exclure du droit de vote toute la bourgeoisie moyenne, industrielle et commerçante7, les libéraux bourgeois font appel au peuple de Paris. Ce dernier, frappé par la crise économique (à partir de 1825, les salaires se sont effondrés de 30 à 40 %, le chômage a explosé), s’est déjà mobilisé, surtout lors des augmentations des prix des denrées de base (grain, pomme de terre) entre 1827 et 1829.

Le marché de dupes de la révolution de 1830

Les ouvriers, artisans, boutiquiers et étudiants parisiens se soulèvent. En trois jours (les 27-28-29 juillet 1830) ils renversent Charles X.

Les bourgeois se réjouissent, facilitent cette mobilisation populaire en fermant les ate­liers pour libérer les ouvriers. Mais ils profitent de la désorganisation des répu­blicains et de la faiblesse numérique et politique de la classe ouvrière. Ce n’est pas la république espérée qui est proclamée, mais une nouvelle monarchie avec Louis-Philippe. Symbolisant cette domination de la bourgeoisie, le gouvernement comprend deux banquiers, Lafitte et Casimir-Perier, Guizot, Thiers…

Les vainqueurs authentiques des Trois Glorieuses n’ont aucune part dans le gouvernement mis en place.

L’action ouvrière et socialiste se met en place

Mais ils ont pris conscience de leur force. Les ouvriers se mettent en grève : imprimeurs, ouvriers mécaniciens et ouvrières du textile parisien, manutentionnaires de Nantes, menuisiers du Havre, scieurs de long de Bordeaux, fileurs de Rouen…

Les clubs siègent en permanence, largement ouverts aux ouvriers qui poursuivent leur apprentissage politique. Les républicains les plus radicaux dénoncent « l’aristocratie bourgeoise ».

Le livre de Buonarroti la Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, paru en 1828, fait connaître les précurseurs du communisme. Ils proclamaient qu’en instaurant la république, on n’avait pas résolu la question sociale et défendaient la perspective d’une société d’égaux, instaurée, non par la seule conviction ou l’exemple comme le pensaient les utopistes, mais par l’action révolu­tionnaire.

Les sociétés secrètes se multiplient8, organisant des générations nées dans la lutte contre l’ordre européen dans un idéal républicain où se rejoignent la tradition jacobine et le communisme égalitaire de Babeuf.

La première insurrection des canuts : les travailleurs luttent pour leurs propres intérêts

L’insurrection des canuts de 1831 est un tournant dans l’histoire du mouvement ouvrier.

Elle se produit dans une ville particulière, Lyon, où la moitié des 180 000 habitants vit du tissage de la soie. Les 400 fabricants, les capitalistes, passent commande aux 8 000chefs d’atelier. Ceux-ci sont pro­priétaires des métiers (deux à six en moyenne), tissent sur un et confient les autres aux 20 000 ouvriers. Ces derniers, les « compagnons » ne possèdent que leurs bras et reçoivent comme salaire la moitié du prix de façon perçu. Ce sont les véritables prolétaires, mais « à cette époque on réunissait souvent les deux catégories de travailleurs sous la déno­mination commune de classe ouvrière ou classe des tisseurs »9. Cette concentration d’ouvriers ayant les mêmes patrons, des conditions de salaires évoluant en même temps, est exceptionnelle.

Plusieurs organisations structurent ces canuts. Une « mutuelle » organise plusieurs centaines de chefs d’ateliers. Elle lutte pour de bons salaires, c’est un syndicat qui ne dit pas son nom. Les saint-simoniens organisent des « enseignements » devant plus de 3 000personnes, où ils s’insurgent contre la liberté de l’industrie, demandent l’abolition de tous les privilèges. La Société des amis du peuple, qui croit en l’efficacité de la force révolutionnaire, est très active.

À l’automne 1831, les chefs d’atelier s’engagent pour l’augmentation du « tarif ». Ils tiennent des assemblées générales et mettent en place une organisation capable de les mobiliser, la « Commission centrale ».Le 21 novembre, une légion de la Garde nationale, composée surtout de fabricants et de commis de fabrique tire sur la foule. La bataille est acharnée et le 22 novembre, les ouvriers contrôlent une partie de la ville. Les rues, les places sont hérissées de barricades, affichant la devise célèbre « Vivre en tra­vaillant ou mourir en combattant ». Le 23, ils s’emparent de l’hôtel de ville et mettent en place un état-major provisoire, sorte de gouvernement nouveau pour imposer leur « tarif », que le maire et le préfet acceptent le 26. Mais les patrons et le gouvernement envoient la troupe, et le mouvement est écrasé.

Un événement historique vient de se pro­duire : pour satisfaire leurs revendications, les ouvriers lyonnais ont affronté en tant que classe les capitalistes et l’État.

La seconde insurrection des canuts : la bataille pour la république afin d’imposer ses revendications

Dans les années qui suivent, l’activité politique de la classe ouvrière lyonnaise s’intensifie, au travers de journaux, de sociétés secrètes, de sociétés républicaines.

L’association des ouvriers en soie se rapproche de la forme syndicale, elle regroupe fin 1833 plus de 2 400 membres. À partir de 1832, les compagnons s’organisent dans la société des ferrandiniers, qui regroupe plusieurs centaines de compagnons.

Les ouvriers lyonnais cherchent une issue politique, la république, en espérant qu’elle réalisera leurs souhaits d’égalité et de liberté. Cette évolution conduit à un rapprochement des organisations écono­miques des travailleurs avec les organi­sations républicaines.

Pour mettre fin à la baisse des prix de façon, 25 000 métiers s’arrêtent le 14février 1834 : la première grève générale de 60 000 ouvriers. Elle va durer près de dix jours, sans parvenir à faire céder les patrons. Dix chefs d’atelier et trois compagnons sont arrêtés pour fait de grève.

En réponse, les organisations de canuts se lient aux sociétés républicaines pour la défense du droit d’association dans un Comité d’ensemble. Lors du procès des grévistes en avril, un bataillon fraternise avec les ouvriers venus soutenir leurs camarades. Le lendemain, l’enterrement d’un canut se transforme en manifestation de 8 à 10 000 canuts.

L’armée se prépare avec un déploiement de force impressionnant, mais les rassemble­ments ne cessent pas. L’insurrection commence, animée dans une large mesure par les compagnons : les barricades trans­forment en camp retranché les pentes de la Croix-Rousse. Tous les autres quartiers ouvriers se soulèvent. Elle dure six jours. D’autres mouvements insurrectionnels ou­vriers éclatent à Saint-Étienne, Grenoble, Marseille, Toulon… et une émeute à Paris le 14 avril écrasée après deux jours de combats10. Ces insurrections ouvrières sont sauvagement réprimées : plus de 300 morts et 600 blessés à Lyon, plusieurs dizaines de morts à Paris ; 2 500 arrestations, dont la moitié à Paris, plus de 2 300 inculpations.

Le soulèvement de 1834 se caractérise par son caractère politique affirmé : il s’agissait pour les ouvriers de proclamer la république pour obtenir satisfaction.

La poussée révolutionnaire de 1848, les ouvriers face à la république bourgeoise

Entre 1834 et 1848, la pression sociale monte, les grèves se multiplient : « […] des fileurs de laine de Tourcoing, des maçons et des fondeurs en caractères de Paris, en 1842; des boutonniers, des corroyeurs, des terrassiers, des débardeurs, des fleuristes de Paris, en 1842 ; et la même année, celle des tisserands de Rennes, des chapeliers de Lyon, des charpentiers de Bourges, des blanchisseuses de Rueil ; des mineurs de la Loire, en 1844 et 1846 ; des mineurs d’Anzin et des teinturiers de Lyon en 1846; des tisseurs de Clermont-I’Hérault et de Lodève, en 1845, cette dernière grève donne lieu à un lock-out décidé par tous les fabricants de Lodève et qui dura du 9février au 22 mai… »11

D’autre part une agitation importante pour l’extension du suffrage est organisée par les clubs et sociétés républicaines. Pour certains par simple justice : tous doivent pouvoir voter12. Pour d’autres, plus ou moins clairement socialistes, pour que la majorité des exploités change la société par le vote. Les révolutionnaires, comme Blanqui, persuadés de la nécessité de l’affrontement avec l’État, défendent aussi la république.

Les républicains organisent des banquets de centaines de convives. Au total 50 banquets réunissent plus de 20 000 souscripteurs, au cours desquels des « toasts » sont portés, se radicalisant de jour en jour. C’est l’interdiction d’un banquet à Paris qui met le feu aux poudres. Partout des barricades se lèvent, la foule s’empare de l’hôtel de ville et des Tuileries, contraint le roi à abdiquer. La Chambre des députés est envahie, un gouvernement provisoire est proclamé. Les assemblées ouvrières sont en effervescence.

Le rôle des ouvriers est déterminant lors des journées de février 1848. Instruits par le souvenir de 1830, craignant une trahison, ils imposent avec la république la proclamation des libertés démocratiques fondamentales.

La bourgeoisie est majoritaire dans le gouvernement provisoire, mais il y a deux socialistes, Louis Blanc et l’ouvrier Albert. Ce gouvernement s’engage à « garantir l’existen­ce de l’ouvrier par le travail », le droit d’association, encourage les coopé­ratives de production, et fixe la journée de travail à dix heures à Paris. Des ateliers nationaux sont créés pour donner du travail à tous. En mars, ils occupent 20 000 hommes, mais ne sont qu’un palliatif dérisoire face au chômage.

La crainte du communisme s’empare des conservateurs. Aux élections d’avril (9 000 000 de votants hommes), les répu­blicains modérés l’emportent largement. La bourgeoisie attaque : les vainqueurs dissol­vent les ateliers nationaux au centre des tensions entre les ouvriers et les républicains modérés.

Cela provoque une insurrection contre l’injustice de la république bourgeoise, qui défend la propriété contre le droit au travail. Cette insurrection ouvrière sans chefs dure du 23 au 26 juin. Elle est brutalement écrasée : entre 3 000 et 5 000 morts, 1 500 fusillés sans jugement, 25 000 arrestations, 4 000 dépor­tations en Algérie.

« Pendant les journées de juin, toutes les classes et tous les partis s’étaient unis dans le “Parti de l’ordre” en face de la classe prolétarienne, du “Parti de l’anarchie”, du socialisme, du communisme. »13

Le mouvement ouvrier met plusieurs années à se remettre de la répression de juin 1848.

La naissance du syndicalisme, de l’Internationale : la situation du mouvement ouvrier parisien à la veille de la commune de 1871

En 1870, Paris atteint 2 millions d’habitants. En 1860, on avait dénombré 40 000 patrons, 27 000 sous-entrepreneurs façonniers, 62 000 artisans travaillant seuls, et 460 000 ouvriers14 Pour la plupart ce sont des ouvriers qualifiés qui ont fait leur apprentissage en province et viennent travailler à Paris. 95 % savent lire et écrire.

Reconnus ou simplement tolérés, les premiers véritables syndicats se construisent. D’abord dispersés, ils tentent de se fédérer en chambres syndicales lorsque le Second Em­pire se libéralise. En août-septembre 1849, se tient une réunion des délégués de 43associations pour fonder l’Union des associations ouvrières15

En août 1867, la commission des délégués élus par corps de métier pour représenter les ouvriers à l’Exposition universelle de Paris réunit « 118 professions […] représentées par 370 délégués et présidents des bureaux électoraux […]. En fait la constitution de la commission ouvrière procède directement du mouvement de réorganisation de la classe ouvrière parisienne »16. Cette commission est à l’origine de la constitution d’une fédération parisienne des sociétés ouvrières en1869, qui regroupera 30 à 40 000 membres en 1870.

Au début des années 1860, le courant marxiste se constitue, rallie des ouvriers de divers pays.

L’Association internationale des travailleurs, la Première Internationale, se constitue en 1864.

La section française est formée à l’initiative d’ouvriers proudhoniens, hostiles à toute action révolutionnaire, à toute utilisation des moyens politiques (comme, par exemple, la diminution légale de la durée de la journée de travail), à toute organisation syndicale, à la grève.

Le débat le plus important dans les premières années de l’Internationale est entre les Français et les marxistes. En 1867, la fraction collectiviste17 gagne la majorité des délégués ouvriers. En 1869, la victoire des socialistes est complète : le refus de la société établie se double de l’ambition d’en réaliser une autre, collectiviste, au regret des anarchistes proudhoniens. La coopération ouvrière est désormais vue non plus comme un moyen, mais comme la préfiguration de la société socialiste émancipée. Avec son cortège de violences et de répression, la légitimité et la nécessité de la grève avaient été définitivement reconnues en septembre 1868.

Il ne faut pas oublier l’influence de Blanqui qui pense que la révolution peut être accomplie par de petits groupes organisés en sociétés secrètes prônant l’action violente. Ces militants sont proches de l’AIT, parfois en sont membres, sans y jouer de rôle réel.

C’est avec ces militants que le peuple de Paris crée la première expérience de pouvoir des travailleurs. Ces inconnus ne sont pas célèbres, mais ils portent en eux les expériences des ces 40 années, qui expliquent bien des choix des communards.

Patrick Le Moal

1. L’ouvrage est donné à façon, effectué dans de misérables logis. Des périodes sans travail alternent avec des journées de travail de 14-15 heures. Certains tentent de s’établir comme travailleurs indépendants.

2. Les positions de maître et d’ouvrier « viennent assez souvent à s’égaler ou s’inverser ».

3. cf. règlement type d’une fabrique déposé à la préfecture de Rouen le 3 septembre 1830 : Art 4 : tout fileur est tenu de se procurer un rattacheur, et il lui est expressément défendu de le battre.

4. Appelé coalition dans les termes de l’époque, interdit par la Loi Le Chapelier en 1791.

5. Livret ouvrier, délit de coalition renforçant les sanctions pénales contre la grève en 1803.

6. C’était le frère de Louis xvi.

7. L’objectif était de réserver le pouvoir aux seuls grands propriétaires fonciers. Pour une population de 32 millions d’habitants, il y avait moins de 100 000 votants désignés par le préfet cinq jours avant le vote.

8. Selon la police, une centaine à Paris en 1833.

9. Rude, les révoltes des canuts, éd la découverte.

10. Le massacre de la rue Transnonain.

11. Office du travail, les grèves en France, 1903,p. 27-28.

12. La France comptait alors 190 000 électeurs pour 32 000 000 millions d’habitants (un électeur pour 170 habitants, contre 1 pour 30 en Grande-Bretagne.

13. Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Marx.

14. Jacques Rougerie : Paris insurgé : la Commune de 1871, Découvertes Gallimard 1995

15. L’Almanach des associations ouvrières pour 1850 recense, pour Paris et la banlieue, 211 associations ouvrières.

16. Michel Cordillot, Eugène Varlin, chronique d’un espoir assassiné, p. 104.

17. Nom donné aux marxistes.