Pierre Jourde, quelques mois seulement après la parution de la « Cantatrice avariée », nous livre, pour notre plus grand bonheur, « Paradis noirs », un roman qui le porte au sommet de son art.
C’est toujours à la faveur d’un voyage, d’un déplacement, dans une voiture, dans un train, que les protagonistes des romans de Pierre Jourde se souviennent du passé ou voient surgir des figures, des ombres qui, visiblement, les hantent. Dans Paradis noirs, l’écrivain ne déroge pas à la règle. Un écrivain, la quarantaine, est successivement visité par deux visages, un dans un train, l’autre dans une rame de métro. Ces deux visages, surgis du néant, l’invitent à une pérégrination au pays de l’enfance, à la lisière de l’adolescence, là où tout bascule. Il confie à son ami Boris, chez qui il doit séjourner, qu’il a cru précisément revoir François, un de leurs anciens camarades de classe, en gare de Clermont. Aux dires de son hôte, ce dernier n’est plus de ce monde. Il l’a appris grâce à l’association des anciens élèves du collège Saint-Barthélemy.
Qui était alors cet homme apparu d’on ne sait où ? Aidés par le vin et la nuit, les souvenirs fusent. Ils ressuscitent bientôt l’atmosphère pesante de ces années passées chez les pères. Avec Boris et François, le narrateur formait un fameux trio, excogitant toutes sortes de tours à leurs condisciples, des plus anodins aux plus cruels, pour tromper leur ennui et explorer les méandres de la complexité humaine. Cette remémoration de leurs blagues de potaches les conduit à évoquer une « mise à mort » des moins glorieuses, celle de Serge, victime toute désignée car consentante. La personnalité de chacun d’entre eux est patiemment disséquée. La fascination qu’exerçait François sur ses amis ne semble pas s’être estompée.
Honte en toile de fond
C’est de lui qu’il va être essentiellement question au cours du roman. De son itinéraire hors normes comme de son enfance passée en compagnie de grand-tantes. Celle qui a rempli la fonction de véritable mère est une paysanne usée par une vie d’efforts, un peu fruste et gauche. Sa première apparition, en blouse noire à petites fleurs mauves et en grosses charentaises, suscite d’ailleurs l’hilarité chez ses camarades. Mais, ici, point de caricature, l’écrivain, qui sait si bien tremper sa plume dans le fiel, peint avec tendresse et bienveillance la tante comme son univers. Bien sûr, le dentier trône en bonne place au fond du verre, mais c’est pour mieux leur rendre hommage. L’épigraphe donne d’ailleurs le ton du roman, plutôt versé dans la mélancolie. L’auteur cite, dans son intégralité, le poème de Baudelaire, La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse, dont il ne cesse de reprendre les trois premiers vers, de manière incantatoire. Le poète, soucieux de ne pas « prostituer les choses intimes de la famille », avait rappelé, dans une lettre à sa mère, qu’il avait laissé cette pièce des Fleurs du Mal sans titre et sans indications claires, à dessein. Pierre Jourde semble, lui aussi, avoir utilisé un matériau très personnel, avec beaucoup de pudeur. Les morts oubliés de Paradis noirs font étrangement écho à ceux du texte de Baudelaire.
Le roman parle avant tout de la honte, à commencer par celle des origines. De la honte des bibelots hideux des appartements des « petites gens », de ces décors de pacotille que l’on voudrait oublier à tout jamais. Mais aussi de la honte de ceux qui vous aiment. François, comme l’indique son ancienne amante, « avait honte d’avoir abandonné l’aïeule qui l’avait aimé et choyé dans son enfance, […] honte de son indifférence, de la brutalité qui était devenue la sienne à l’âge adulte ». Le narrateur, qui écrit des « livres respectables, qui obtiennent des critiques pleines de respect par des critiques respectables, lesquels vantent leur caractère dérangeant et incorrect », qui est très content de lui, « gonflé de respect » envers lui-même, connaît quant à lui une autre forme de honte. On le retrouve, à différentes périodes de son existence, jusqu’à la vieillesse, dévoré de « noires songeries », en train de se livrer à un véritable examen de conscience. Le naufrage de François ne laisse pas en repos son ami. Si « les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs », les vivants vivent dans d’atroces souffrances, souvent esseulés, dévorés par leurs actions passées, par des actes dont ils ne mesuraient pas l’impact.
Repères brouillés
Pierre Jourde place habilement en miroir deux destinées diamétralement opposées, celle de l’écrivain reconnu et celle du marginal réprouvé. Ces deux trajectoires se télescopent et s’éclairent l’une l’autre. L’enfant qui avait vécu dans le « paradis noir » de l’aïeule, marque du veuvage, a opté pour les ténèbres du fascisme. L’« enfant grandi », incapable de s’ancrer dans une autre réalité que celle, perdue, de l’enfance, s’abîme dans la quête d’un absolu : le Mal, « pour éviter de souffrir des imperfections du Bien ». L’écrivain auréolé de lumière révèle progressivement la fragilité de son ami, ses contradictions, ses déchirements intérieurs, son exécration de soi. Tout en sauvant l’humanité de ce dernier, il sonde également sa propre part d’ombre : « Je voulais, inconsciemment, que François ait été mon substitut dans l’accomplissement d’envies que je ne m’avouais pas. Il m’aimantait, me magnétisait, comme jadis m’avait magnétisé l’adolescent à la présence massive, au regard autoritaire et fragile. C’était lui le pauvre type perdu, la demi-cloche famélique à l’inavouable passé, le vieux salopard halluciné, moi l’écrivain respecté, mais il m’avait satellisé. »
Comme toujours, avec un talent incontestable, Pierre Jourde brouille les repères, en digne émule de Borges. On finit par douter de tout. Le narrateur est encore englué de sommeil lorsqu’il voit apparaître ce qu’il croit être son ami. Le dernier rendez-vous avec le « spectre » a lieu après de joyeuses agapes, qui l’ont plongé dans un profond sommeil… Pierre Jourde signe là un roman qui marque un tournant dans son œuvre. Il gagne en puissance et en profondeur. Paradis noirs est certainement son œuvre la plus aboutie, la plus sensible et la plus bouleversante.
Christine Barbacci