Publié le Mercredi 18 mai 2011 à 15h14.

Rroms : Citoyens de plein droit ! Entretien avec Morgan Garo (Contretemps n°8)

 

Contretemps : Votre livre, publié à l’automne 2010, tombe à pic, en ce sens que la politique de persécution des Rroms engagée par le pouvoir sarkozyste nous impose un devoir : sortir de l’ignorance à l’égard de cette communauté

Morgan Garo : Certes, ce qui est nouveau c’est l’intérêt porté aux Rroms. Car, malheureusement, la politique de persécution des Rroms n'est pas nouvelle. En 2002, on a assisté à la même politique populiste orchestrée par le ministre de l'Intérieur d’alors, Nicolas Sarkozy : expulsion, médiatisation et focalisation sur les Rroms. La différence est qu’aujourd’hui le degré de violence a augmenté.

En 2002, la suppression de l’obligation de visa avait permis la venue sur le territoire français de plusieurs centaines de familles rroms roumaines. Néanmoins l’immigration des Rroms et les bidonvilles que la France a découverts durant l’été 2002 ne dataient pas de la veille. Plusieurs petites vagues d’immigrations avaient eu lieu, au début des années 1990, dans toute l’Europe de l’Ouest, suite à la libéralisation dans les pays de l’Est, puis avec les guerres de l’ex-Yougoslavie.

Contrairement aux autres migrants qui partent généralement seuls, les Rroms arrivent en famille. Sans titre de séjour, les arrivants ne peuvent pas travailler, ni obtenir un logement social. Par manque de place dans les centres d’hébergements ou les centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), notamment pour toute une famille, ou du fait de la discrimination de la part des bailleurs, très peu d’entre eux parviennent à se loger. Les filières d’entrée sur le territoire orientent d’emblée les Rroms vers des terrains où les nouveaux rejoignent des groupes plus anciennement implantés, membres de leur famille ou originaires des mêmes villages. Ils se retrouvent ainsi à vivre dans de vieilles caravanes délabrées qui ne roulent pas, dans des habitations de fortune, créant de véritables bidonvilles. En 2002, Médecins du monde avait recensé 2 000 personnes sur 21 sites comme Choisy-le-Roi Roi, Orly, Vitry…

Malgré le peu d’ampleur de cette migration (moins de 4 000 personnes en 2002), la réaction gouvernementale fut forte, ainsi que la médiatisation de la question rrom. En mai 2002, Jacques Chirac, réélu dans le contexte de l’arrivée au second tour du leader du Front national, nomma Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur. Le gouvernement décida d’appliquer une politique ultra sécuritaire focalisée sur l’arrivée de quelques centaines de familles rroms roumaines et ne se priva pas de la médiatiser. Le scénario orchestré par le pouvoir et relayé par les médias était toujours le même : dans un premier temps, on s’appuie sur des protestations de riverains et des municipalités, insistant sur les « nuisances sonores, l’insalubrité, les vols, les cambriolages » ; puis c’est la démonstration de force avec l’arrivée des CRS organisant opérations de contrôle et expulsions. Il y en eut alors beaucoup ainsi que des destructions de campements, qui remirent en cause la scolarisation des enfants. Dans le même temps, au Parlement, Sarkozy faisait voter la première loi LOPSI et s’attaquait aux « occupations illégales des Gens du voyage ». Pour les Rroms roumains, les reconduites à la frontière furent peu nombreuses et inefficaces, car les familles revinrent quelques mois après. La réaction des organisations politiques et syndicales fut très faible, seules les organisations humanitaires et de défense des droits de l’homme furent impliquées.

A l’époque, la Roumanie et la Bulgarie n’étant encore que candidates à l’entrée dans l’Union européenne, les conditions d‘accueil étaient très difficiles. Or, aujourd’hui, les Rroms roumains et bulgares font partie de l’Union européenne et devraient être accueillis comme tout citoyen européen. Mais non ! Le gouvernement français a imposé des mesures transitoires qui pratiquement excluent de manière spécifique ces ressortissants du marché de l’emploi : liste de 150 métiers accessibles dans des secteurs en tension dont une bonne part de haute qualification, taxe de plusieurs centaines d’euros à verser par l’employeur à l’Office français de l’immigration et de l’intégration, délai d’instruction de plusieurs mois... Au-delà de ces restrictions, les Rroms sont redevenus des boucs émissaires commodes, car disposant de peu d’avocats et suscitant dans les mentalités des représentations négatives faciles à instrumentaliser et qui permettent de détourner ainsi l’attention face aux scandales politiques et économiques dans lesquels le gouvernement est impliqué.

Les Rroms sont en effet devenus des proies pour la propagande sécuritaire, notamment parce que l’opinion publique sait peu de choses sur eux. Cette ignorance largement partagée fait ressurgir des préjugés populaires souvent très négatifs : « Ce sont des voleurs de poules, d’enfants… ». Cette ignorance, et l’entretien de celle-ci, sont en partie dus au manque de moyens alloués par les autorités des différents Etats à la connaissance de l’histoire des Rroms et à son enseignement. Pourtant, il existe de plus en plus d’ouvrages sur les Rroms, la littérature rrom commence, même si elle date de moins d’un siècle, à faire l’objet de publications. Mais ces publications ne sont guère connues que de quelques spécialistes ou passionnés.

En France, l’ignorance vient également du fait que les Rroms ne sont pas très nombreux, moins de 400 000. Ils ont donc du mal à faire entendre leur voix. Ils ne représentent pas une force électorale, d’autant plus que des textes discriminatoires mettent des entraves supplémentaires à leur droit de vote. D’autre part, en raison de leur mode d’habitat, ils ont toujours été très peu liés au reste de la population et aux salariés, ainsi qu’aux grandes organisations syndicales et politiques ouvrières. Par ailleurs, contrairement à certains groupes eux-aussi discriminés, ils n’ont pas d’Etat pour les défendre. D’autre part, en France, la honte contribue à occulter les souvenirs. Et il n’est pas facile, pour celui qui a vécu cette époque, de rappeler qu’avant même la demande des autorités allemandes, les Rroms français désignés à l’époque comme « nomades » ont été parqués dans des camps sur le territoire national, et que rien ou presque n’a été fait pour les en faire sortir. Et puis reconnaitre la faute de l’Etat français imposerait le versement de compensations !

Malheureusement, cette ignorance est également entretenue par certaines associations dites de défense des Rroms qui, tout en apportant une aide de type caritatif, continuent à véhiculer des stéréotypes et ne laissent pas d’espace à l’auto-organisation des Rroms.

CT : Entre les Rroms installés en France depuis des siècles, citoyens français, et les Rroms roumains victimes d’expulsions du territoire, existe-t-il une unité plus profonde que ces grandes différences ?Doit-on parler d’une communauté rrom au singulier ou de communautés rroms au pluriel ?

M.G. : La question est complexe. Tout dépend de l’intention mise dans l’utilisation du singulier. L’Union rromani internationale en revendiquant la nation rrom vise à améliorer la situation de l’ensemble des Rroms (quel que soit le pays où ils vivent, et quel que soit le sous-groupe auquel ils appartiennent) et à faire en sorte qu’ils bénéficient d’une égalité des droits par rapport au reste de la population. Dans ce cas, le singulier est positif. En revanche, il faut dénoncer l’amalgame, voulu et entretenu par le gouvernement et la plupart des médias, entre les Rroms français désignés administrativement « Gens du voyage », français à 95 % depuis des siècles, et les Rroms récemment arrivés des pays de l'Est. En effet, ces deux types de populations sont face à des problèmes qui appellent des réponses différentes : les « Gens du voyage » veulent disposer de terrains pour s'arrêter temporairement ou séjourner ; ils revendiquent également la fin des discriminations concernant l’obligation de posséder un carnet de circulation et le droit de vote (ils doivent attendre trois ans de rattachement à une commune pour pouvoir exercer leur droit de vote). Les Rroms étrangers demandent des papiers afin de pouvoir travailler et vivre dans des conditions décentes.

Parmi les « Rroms français », certains voyagent pour exercer leurs activités économiques (marchands, vendangeurs), pour des raisons familiales ou religieuses (pèlerinage, missions...). Leurs principales difficultés sont liées à l'insuffisance de terrains adaptés pour permettre leurs haltes. Quant à ceux qui souhaiteraient se sédentariser, ils se confrontent quotidiennement aux refus des habitants et des élus de les voir s'installer définitivement dans leur commune.

Parallèlement, les Rroms nouvellement arrivés, ressortissants d’autres pays européens, vivent dans des conditions de précarité extrême, relégués dans de véritables bidonvilles, en région parisienne et dans les banlieues des grandes métropoles. Beaucoup sont des Rroms de l'Est qui étaient sédentaires dans leur pays. La question qu'ils posent relève du droit d'asile : chassés par l'ostracisme et des conditions de vie inhumaines, ils souhaitent disposer d'un logement et pouvoir travailler en France.

Derrière l’amalgame de Nicolas Sarkozy, il y a aussi la volonté de nier la nationalité française des Rroms français et de les faire passer pour des étrangers dans leur propre pays. Tout aussi grave, les Rroms français comme les Rroms ressortissants européens sont assimilés, en tant que groupe, à des délinquants ! Une telle stigmatisation d'un groupe relève du racisme. Qu'en serait-il si l'on remplaçait « Rroms » par « Bretons », « Corses » ou « Juifs » ?

Mais, au delà de ces deux problématiques, on peut évoquer une unité à la fois dans la douleur et une unité constructive et positive.

Il est possible de dire que les Rroms sont un peuple uni sous l'égide du Samudaripen (mise à mort des Rroms pendant la Seconde Guerre mondiale) et des discriminations. Tout au long de l’histoire, dans la plupart des pays, de façon analogue aux Juifs, les Rroms ont été l’objet de législations propres, ce qui leur a donné le sentiment d’être un groupe particulier et cela a aussi conforté ce sentiment chez les non-Rroms. De même, ils ont subi une même catastrophe génocidaire : chacun savait qu’il pouvait être mis à mort par simple délit d’appartenance au groupe. Tous ces éléments favorisent la conscience d’appartenir à une nation ou à un même peuple.

Pourtant cette affirmation est réductrice. Les Rroms se sentent également liés par leur langue, par une culture commune, par leur contribution à la construction de l’Europe, où depuis leur arrivée entre le XIIIe et XVe siècle ils ont été artisans, mercenaires, orpailleurs, bâtisseurs, artistes, maquignon... Si l’histoire des Rroms était écrite, on parlerait également de ceux qui ont résisté, de la participation de certains Rroms à la Révolution de velours en République tchèque…L’histoire des Rroms a également forgé leur forte identité culturelle : ils possèdent tout un art musical, pictural et littéraire. Et, surtout, la langue rromani, langue indo-européenne parlée par la majorité des Rroms d'Europe, est un vecteur important du maintien de l'unité et du renouvellement de cette identité.

CT : Votre livre s’appuie sur une étude de la situation des Rroms de Roumanie et de Tchéquie, qui apparaît assez effrayante compte tenu de la misère et du racisme dont ils sont victimes...

M.G. : En République tchèque, la situation est contrastée. Il ne reste que peu de Rroms tchèques. Ils ont été exterminés à 90 % pendant la Seconde Guerre mondiale. La plupart des survivants et leurs descendants vivent dans la capitale de la Moravie (Brno) ou dans sa zone périphérique et font partie aujourd’hui de l'intelligentsia rrom de la République tchèque. Après la guerre, un grand nombre de Rroms de Slovaquie, en particulier de sa région Est, mais également de Hongrie et de Roumanie, commencèrent à émigrer en Tchécoslovaquie, répondant au besoin de main d’œuvre, en particulier dans l’industrie lourde. Les premières années qui suivirent la Révolution de velours furent favorables à la cause rrom : le nouveau président Vacláv Havel, leader de la Charte 77, était avec Petr Uhl et Anna Sabatova un défenseur des Rroms. Cependant l'intérêt porté par le Président aux Rroms ne suffit pas à supprimer l'ostracisme régnant en Tchécoslovaquie. De plus, les Rroms furent les principales victimes de la division de la Tchécoslovaquie. En effet, la loi faisait la distinction entre les anciens Tchécoslovaques qui possédaient antérieurement la citoyenneté tchèque et ceux qui avaient la citoyenneté slovaque. Tout d'un coup des personnes vivant sur le territoire tchèque n’ont plus rempli les conditions pour être de citoyenneté tchèque, et se sont retrouvés sans citoyenneté. Cela a eu des conséquences sociales fortes, en particulier pour les Rroms d’origine slovaque.

La situation des Rroms vivant en République tchèque reste très dure pour la majorité d'entre eux. En témoigne par exemple le scandale qui a éclaté en 2004 : la stérilisation forcée des femmes rroms de 1979 à 2001. D’autre part, jusqu’à une dizaine années, le système de scolarisation plaçait d'office les enfants rroms dans des écoles pour handicapés mentaux. Les Rroms sont régulièrement victimes d'attaques de groupes skin head soutenus et encouragés par les partis d’extrême-droite. Les Rroms sont souvent exclus des restaurants, des piscines, des discothèques. La reconnaissance du Samudaripen reste difficile, comme en témoigne la difficulté de faire ériger un monument à l’emplacement d’un camp de concentration où ont péri des milliers de Rroms tchèques. Enfin, la ségrégation spatiale reste très prégnante.

En Roumanie, où la situation est encore plus dure, les Rroms sont parqués dans des ghettos, le chômage et la discrimination à l'embauche font partie de leur quotidien. 80 % des Rroms n'ont pas de travail. Beaucoup vivent encore dans des villages ou de lointains faubourgs, sans eau courante et sans électricité, dans des conditions quasi moyenâgeuses.

CT : Face à la brutalité de la politique menée par le pouvoir en France, quelles sont les réactions au sein des communautés Rroms, étrangères et française ?

M.G. : Dans l'ensemble des pays européens, les militants rroms protestent vivement contre cette politique, des manifestations ont eu lieu devant les ambassades, notamment en Roumanie avec l'association Rromani Criss, des appels au boycott des produits français ont été lancés par plusieurs associations. En France, la Voix des Rroms a mis en place un fonds de soutien pour payer les frais de justice. Les organisations de « Gens du voyage », Rroms français, au travers de différents communiqués ont crié leur colère face à cette politique répressive et raciste. De nombreux artistes issus de la communauté rrom, gitane, manouche, ont fait entendre leur voix, tels Alexandre Bouglione du cirque Romanès, Tony Gatlif, Marcel Courthiade, Saimir Mile… La manifestation du 4 septembre 2010 a montré la colère de l’ensemble de cette communauté face à cette politique infâme.

CT : On découvre, avec honte et effroi, combien les politiques menées par différents gouvernements européens, et à présent en tête le gouvernement français, sont des politiques qui jouent avec le feu compte tenu des passions mauvaises dont les Rroms sont l’objet de la part de certains groupes sociaux et politiques… Une situation qui invite à poser la question de savoir pourquoi le génocide dont les Rroms ont été victimes de la part des nazis et de leurs alliés a été jusqu'ici à ce point occulté ? Comment les Rroms eux-mêmes vivent-ils cette injustice qui perdure ?

M.G. : Cette politique populiste est fortement nocive, surtout dans ce climat européen où la xénophobie est en pleine ascension. A cet égard, le fichier biométrique OSCAR (Outil de statistique et de contrôle de l'aide au retour) créé par un décret du 26 octobre 2009 est scandaleux et on ne peut s’empêcher de penser à l’utilisation faite des fichiers de populations pendant la Seconde Guerre mondiale.

Il n’est pas facile d’expliquer pourquoi il a fallu de si nombreuses années pour que l'on reconnaisse le Samudaripen, qui a vu l’extermination de plus d'un demi-million de Rroms. La disparition dans les camps des intellectuels et militants politiques Rroms, la force de l’ostracisme qui même après la Libération a fait que les Rroms sont restés parqués dans les camps en France jusqu'en 1946, ainsi que la peur des victimes de parler expliquent en partie que cette reconnaissance ait été si tardive. Et quelle reconnaissance ! Des indemnités dérisoires, une ligne – et encore – dans les livres d'histoire, quasiment aucune plaque commémorative en France, en République tchèque et ailleurs à l'emplacement des camps, sauf à Auschwitz. En France, il a fallu attendre plus de 50 ans, avant que n'apparaissent quelques publications sur la question des camps d'internement – ainsi Ces Barbelés oubliés par l'histoire, de Jacques Sigot – et 60 ans pour qu'un film – Liberté, de Tony Gatlif – mette en image cette période.

Les militants rroms se battent, depuis très longtemps, pour que la mémoire de ce passé douloureux soit inscrite dans l'histoire commune. Le 8 avril était une fête traditionnelle des Rroms de Transylvanie : le « jour des chevaux ». Depuis 1971, année du premier congrès mondial des Rroms, cette date a pris une nouvelle dimension, celle d’une journée internationale des Rroms. Et beaucoup de Rroms de par le monde la célèbrent désormais, les militants rroms rendent hommage aux victimes du Samudaripen, déportés et tués parce qu'ils étaient nés Rroms : « Pour que ce chapitre ignoble de l'Histoire ne se répète plus jamais, nous pensons qu'il est important que tous se rapprochent pour mieux se connaître. Si la mère du racisme est l'ignorance, son père est l'égoïsme, et c'est donc en faisant connaître la culture rrom que la méfiance, l'hostilité, la haine et le mépris vis-à-vis des Rroms finiront par devenir un simple sujet d'étude pour les historiens... » (La Voix des Rroms, 2009). Cette journée est aussi l’occasion de faire avancer l’ensemble des revendications de reconnaissance de la nation rrom et des droits des Rroms.

CT : Dans votre livre vous montrez combien l’Europe unifiée fut perçue par les Rroms des pays de l’Est comme une chance. L’Union européenne apparaissant comme une garantie du droit de circulation, offrant une citoyenneté européenne pour les Rroms, distribuant des moyens financiers pour améliorer la situation de ces populations dans les pays concernés par l’intégration européenne, en premier lieu la Roumanie et la Bulgarie… Au vu de ce qui se passe aujourd’hui ne faut-il pas craindre que l’Europe soit aussi un piège, les Rroms se voyant nier dans les faits leur citoyenneté européenne, et assimilés à des immigrés encore plus misérables et davantage victimes du racisme que les immigrés eux-mêmes ?

M.G. : Je ne crois pas que l'Europe soit un piège sur ce sujet. En effet, son élargissement a permis de réunir les Rroms de l’Est et de l’Ouest dans une même entité, ils peuvent revendiquer les droits des citoyens européens, et à cette échelle ils représentent une force : 10 à 12 millions d’individus. La construction d’un concept de supra-nationalité prouve la possibilité d’existence chez un même individu de plusieurs sentiments nationaux. Elle peut être un encouragement aux revendications nationalistes des minorités dans chaque Etat et vue comme une opportunité pour les différentes nations revendiquées d’être représentées en tant que telles au-delà de leurs frontières étatiques.

Face à la politique française d'expulsion des Rroms, les différentes instances européennes, à l'instar de madame Reding, ont montré leur désapprobation. Même si les sanctions tardent ou sont souvent peu appliquées, la carte de la représentation des Rroms à égalité avec les autres nations ou Etats-nations apparaît comme la seule chance de sortir de ces persécutions permanentes et vécues dans l'ensemble des pays européens. Le mouvement politique rrom, s'appuyant sur les instances européennes, a pu faire entendre sa voix. Même si le chemin est encore long, les militants souhaitent que l'Union européenne prenne en compte le « statut cadre pour le peuple rrom en Europe» qu’ils ont élaboré (RANELPI).

CT : Votre livre porte en sous-titre « une nation en devenir ? ». Vous montrez comment l’émergence d’un mouvement politique rrom en vient à poser cette question d’une possible nation rrom et de sa reconnaissance internationale… Problème épineux, puisqu’il s’agirait en l’occurrence, et revendiquée comme telle, d’une nation sans Etat ni territoire. Une nation donc qui s’appuierait sur une histoire, une langue, mais réalités sans doute fragiles, voire ambigües (par exemple en ce qui concerne l’attachement au nomadisme qui, ici, nous apparaît décisif, et dont on voit à vous lire qu’il n’est pas une réalité partagée par la grande majorité des Rroms)… L’affirmation d’une nation rrom apparaît être un moyen de définir juridiquement les droits des Rroms comme droits supranationaux, donc s’imposant aux différents Etats. Mais, à l’inverse, cette revendication ne présente-t-elle pas le risque de dresser des obstacles supplémentaires à la pleine reconnaissance des Rroms en tant que citoyens des Etats-nations où ils vivent ?

M.G. : Certes, il existe des différences entre les différentes communautés rroms d’Europe, selon l’histoire qu’elles ont vécue dans chaque Etat, les différents de modes de vie. Il y a plus de sédentaires que de Rroms pratiquant un mode de vie mobile : 90 % d’entre eux, en Europe, sont sédentaires. Le voyage est en effet spécifique à une partie des Rroms français. Mais, comme l’a souligné l’ethnologue Alain Reyniers, « nomadisme ou sédentarité sont des modes vie conjoncturels correspondant à des nécessités économiques ». Une partie des Rroms français se réclament du voyage, mais seul un tiers est réellement mobile, un tiers est semi-mobile et un tiers est sédentaire. Cette mobilité ne s’opère pas de façon incohérente. Les raisons des déplacements sont économiques ou familiaux (fête, mariage, décès, hospitalisation d’un proche...) ou s’opèrent en fonction et au rythme des rassemblements religieux (rassemblements pentecôtistes, pèlerinage de Lourdes ou des Saintes-Maries de la Mer...). La mobilité n’est pas une caractéristique constitutive de l’identité romani. En sens inverse, la nation rrom n’a aucun problème pour revendiquer le droit à la libre circulation.

La langue est ou redevient un ciment de cette identité collective. Marcel Courthiade, linguiste et professeur de rromani à l’INALCO, considère que l'inter-compréhension redevient possible entre deux groupes de locuteurs, apparemment éloignés, après un temps d’adaptation. Afin de renforcer ce rôle unificateur de la langue, il a réalisé avec d’autres linguistes rroms la standardisation du rromani à l'écrit. La conscience d’être Rrom est également un des ciments de cette identité. La conscience qu’a chaque Rrom de faire partie intégrante d’une nation ayant son histoire, ses formes d’organisations sociales, sa culture, progresse. Les Rroms peuvent faire valoir une multitude de différences d’un groupe ou d’une région à l’autre, mais ces différences seront toujours considérées comme moindres qu’avec des non-Rroms (gadje). L’ostracisme leur rappelle également chaque jour leur appartenance à leur communauté.

Toutes les nations se sont fondées et sont construites sur des réalités aussi fragiles en apparence. Une nation sans Etat ne veut pas dire sans moyens, si elle s'intègre dans une politique européenne qui lui permet d’être protégée et non discriminée, de pouvoir enseigner sa langue, son histoire à égalité avec les autres. Le but premier des dirigeants rroms est de protéger leur peuple contre les discriminations par le biais de droits qui lui seraient accordés dans chaque pays et au niveau international en tant que minorité. Ce type de proposition pour la protection des minorités dispersées n’est pas nouveau. La revendication de la nation rrom peut également faire penser à la tentative du Bund. Premier parti politique juif, socialiste, marxiste, laïc, le Bund avait été créé clandestinement à Vilna, en octobre 1897, par plusieurs intellectuels tels Krarner, Mutnik, Kossovski … Les théoriciens du Bund, et parmi eux Vladimir Medem, adaptèrent la théorie de « l'autonomie personnelle extra-territoriale » de Karl Renner, austro-marxiste, aux Juifs, et indirectement, mutatis-mutandis, aux autres minorités dispersées. Leur volonté était de donner au prolétariat juif une identité politique claire, un programme réclamant l'égalité des droits des Juifs russes et la suppression des discriminations antisémites. Le Bund pouvait défendre les intérêts de classe, organiser des grèves, des campagnes politiques anti-tsaristes et lutter contre les pogroms à l'aide de ses comités d'autodéfense. Son succès fut énorme : un an après sa création, en 1898, le Bund regroupait environ 5 600 militants. Mais ces théories se heurtèrent au sionisme qui voulait la création d’un Etat. On peut regretter aujourd’hui que la tentative du Bund n’ait pas été couronnée de succès et généralisée, créant un droit nouveau collectif pour d’autres minorités.

La revendication nationale rrom est récente et elle est apparue progressivement. Elle s’est construite au fur et à mesure des congrès de l’URI (1er congrès en 1971 à Londres). Elle est partie de l’exigence d’une égalité des droits pour les Rroms qui passait par la reconnaissance d’une identité propre aux Rroms. En fonction des refus et des incapacités des Etats à résoudre la question rrom en améliorant le sort de leurs ressortissants nationaux, l’Union Rromani Internationale s’est très vite tournée vers les instances supranationales. Elle s’est battue pour la reconnaissance de droits, en tant que minorité nationale dans chaque Etat, mais a fait l’expérience des limites de cette revendication. Dans un premier temps, elle a demandé l’élaboration d’un statut de minorité transnationale pour aboutir ensuite, en 2000, au terme juridiquement mieux établi de nation. L'URI ne se contente plus de demander la garantie des droits des Rroms, notamment culturels, dans les pays ou ils vivent, mais exige leur reconnaissance comme nation. « Il y a quelque 15 millions de Rroms dans le monde. Nous sommes une nation plus importante en nombre que beaucoup d'autres en Europe, plus que les Belges, les Hollandais ou les Tchèques, mais nous sommes toujours considérés comme un groupe ethnique ou une minorité dans tel ou tel pays ». L'URI propose alors une « nation de droit ». Elle souhaite un monde régi par la loi et va dans le sens du renforcement des lois internationales. Sa conception de la nation est nouvelle et est liée à l'existence d'un système juridique international faisant respecter les droits des personnes de façon plus équitable : « Nous avons un rêve, le rêve tout à fait politique que les règles de la loi deviennent les règles de chacun et de tous, dans le cadre et grâce à un système juridique capable d’assurer la démocratie, la liberté, la liberté de chacun et de tous, qui soit adapté au monde qui change, à la société qui change et à l’économie qui change ». L’importance toute particulière donnée par l’URI à la notion de juridiction internationale vient de ce qu’elle voudrait pouvoir se saisir de l’existence d’une telle juridiction pour contraindre les lois nationales moins favorables. Leur but est également d’assurer une protection et une égalité des droits pour tous les Rroms quel que soit le pays dans lequel ils se trouvent : «  Une nation transnationale comme la nation rrom nécessite un code de loi transnational ; c’est évident, nous croyons vraiment qu’un tel besoin est partagé par tout individu, indépendamment de la nation à laquelle il ou elle appartient ».

La nation rrom revendiquée modifie les concepts de nation existants et invente la « nation sans Etat et sans territoire » pour un peuple à territoire non compact. Marcel Courthiade parle « d’une nation au sens abstrait, spirituel à l’opposé du Blut und Boden (sang et territoire) allemand ». Cette conception de la nation est difficile à imaginer et certains diront qu'une nation ne peut se concevoir sans territoire et sans Etat. La revendication nationaliste exprime une volonté de s'auto-administrer et contiendrait donc en elle-même la nécessité d'un espace juridique et d'une autorité, c'est-à-dire celle d'un territoire et d'un Etat. La nation rrom ne revendiquant ni l'un ni l'autre serait alors un terme impropre. Mais on peut considérer que le concept de nation n'est ni unique ni figé, et que les nationalistes rroms l’ont enrichi en l'adaptant aux peuples à territoire non compact.

Les militants de l'Union rromani internationale s'engagent vers une lutte pour l'égalité des droits, pour que les Rroms soient des Européens à part entière et non pour obtenir des droits spécifiques. Il s’agit d’obtenir l’égalité politique au sens que lui donnait Hanna Arendt. « Elle est nécessairement une égalité entre gens inégaux qui ont besoin d’être « égalisés » à certains égards et pour des fins spécifiques ». Le but des nationalistes rroms est d’obtenir des instances internationales et européennes une protection pour leur peuple où qu’il soit.

L’accès à la nation rrom est peut-être une utopie, il se heurte à de nombreuses barrières et à beaucoup d’incrédulité. Certes, les militants rroms qui s’en revendiquent sont peu nombreux, mais leur nombre surtout chez les jeunes progresse. La pauvreté et la sous-politisation constituent également des obstacles majeurs à la revendication nationale. Néanmoins celle-ci continue à faire son chemin. Elle va dans le sens de l’unité du peuple rrom. Face à la résignation, au fatalisme et à la victimisation, elle apparaît comme une volonté positive de sortir de la misère et des discriminations. Alors que toutes les politiques précédentes, telles l’assimilation forcée, la répression, ont échoué et abouti à des catastrophes, elle a le mérite de rechercher des solutions à l’intérieur même de la communauté rrom qui pourrait ainsi prendre en main son destin.

Propos recueillis par Francis Sitel. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

Références bibliographiques

Claire Auzias, Samudaripen, le génocide des Tsiganes, l'Esprit frappeur, 1000.

Marcel Courthiade, « La langue romani », Ethnies, n° 15, 1993.

Morgan Garo, « La langue rromani au cœur du processus d’affirmation de la nation rrom », Hérodote, n° 105, « Langue et Territoire », La Découverte, 2002.

Morgan Garo, « D'expulsions en expulsions. Des Rroms dans l'étau franco-roumain », Politiques migratoires. Grandes et petites manœuvres, Editions Carobella ex-natura, 2005.

Morgan Garo, Les Rroms : une nation en devenir ?, Syllepse, 2009.

Ilona Lackova, Je suis née sous une bonne étoile, L'harmattan, 2000.

Menyhért Lakatos, Couleur de fumée. Une épopée tsigane, Actes sud, 2000.

Missives, « La littérature des Rroms, Sintés et Kalés », mars 2002.

Xavier Rothéa, France, pays des droits des Roms ?, Editions Carobella ex-natura, 2003.

Xavier Rothéa, « Les Rroms une nation sans territoire », Réfractions, 2002 (repris sur le site Imsi.net)

Jacques Sigot, Ces barbelés oubliés par l'Histoire. Un camp pour les Tsiganes... et les autres : Montreuil-Bellay, 1940-1945, Châteauneuf-les-Martigues, Editions Wallada, 1994.