Publié le Samedi 28 janvier 2012 à 14h53.

Travailleurs sans papiers : la visibilité par la grève (Raymond Chauveau. Contretemps n°10)

Il est important de pouvoir réfléchir de façon approfondie à ce phénomène des travailleurs sans papiers dans nos pays, et particulièrement en France. Un sujet qui demanderait par ailleurs un véritable travail de recherche. Nous avons là un véritable champ, économique, social, syndical et politique qui prend une importance grandissante dans la mesure où de plus en plus, au niveau national comme au niveau européen, cette question des migrants interpelle les organisations syndicales.

Il s’agit ici de la lutte des travailleurs sans papiers. J'insiste sur ce vocable « travailleur ». Ce n’est pas tant un point d'ordre sémantique, mais davantage une approche politique déterminante pour la CGT. Le mouvement de grève des travailleurs sans papiers débute en octobre 2006. Des travailleurs de la blanchisserie industrielle Modeluxe viennent frapper à la porte de l'union locale à Massy. Une descente de police vient d'avoir lieu dans leur entreprise, une partie des travailleurs sans papiers s'est enfuie, mais une autre nous dit : « Nous, on veut rester dans l’entreprise, on travaille ici, on ne bougera pas. »

À partir de ce point de départ, deux options se posent à l’organisation syndicale pour appréhender cette question : est-ce que l'on s'en saisit du point de vue du « sans papiers », de la personne en soi, sans titre de séjour, menacée par la police, menacée d'être placée en centre de rétention, menacée d’être reconduite à la frontière… ou bien, est-ce qu’on la prend du point de vue du travail, donc d'un point de vue syndical, et qui se positionne en partant de ce fait : ils bossent ici, et leurs droits de salariés doivent être reconnus et défendus en tant que tels, d’abord par l’organisation syndicale, et ensuite en direction de l’employeur et de l’administration. L’organisation syndicale a fait le choix de la deuxième option. Nous avons pris le problème à partir de la défense des intérêts des travailleurs. Celui de ces ouvriers de cette blanchisserie qui, parce que sans titre de séjour valable, étaient menacés d'être licenciés.

C’est cette option que nous avons pu imposer à la préfecture en 2006. La liste de l’ensemble des travailleurs concernés par cette descente de police a été remise au préfet du département et nous lui avons demandé de les régulariser. Suite à notre intervention, la direction de l'entreprise a bloqué les procédures de licenciement, puisque la liste était déposée en préfecture. Pour mémoire, nous étions encore sur la lancée de la campagne de RESF sur la régularisation des parents d’enfants scolarisés.

Très rapidement, dans le traitement de l'ensemble du dossier, la collusion importante entre l’administration et le patronat est devenue flagrante. L'administration indique qu'elle n'a pas l'intention d'expulser ces travailleurs, par contre elle prend tout le temps pour permettre au patron de les pousser petit à petit en dehors de l'entreprise. Qui, par licenciement pour faute, qui, avec l'enveloppe qui va bien, qui, par pression. Le problème n'est pas réglé, mais déplacé. Vingt-deux salariés résisteront à la pression et déclareront : « Nous, nous ne quitterons pas cette entreprise. Cela fait des années que l’on y bosse, il n’est pas question qu’on accepte d'en partir parce que l'on n'a pas de titre de séjour valable. »La grève, arme des travailleursCette prise de position marque un début de prise de conscience d’une partie de ces travailleurs sans titre de séjour, de leur situation, de leur statut de travailleur dans une entreprise donnée. C’est tout à fait nouveau, dans la mesure où à l’époque, avec les occupations d’églises et de lieux publics, la question de la lutte pour la régularisation se posait à partir de présupposés humanitaires, parce que « sans papiers » était pris de façon générale.

À partir de là, ces travailleurs se mettent en grève dans l’entreprise contre les menaces de licenciement et pour être régularisés. Une particularité : cette grève reçoit le soutien de l'ensemble du personnel qui, à son tour, se met en grève. La presse locale suit le conflit.

Résultat du point de vue de l'obtention des titres de séjour : l’ensemble des salariés concernés sont régularisés, même s'ils sont, malgré tout, licenciés (une procédure devant le conseil des prud'hommes est toujours pendante pour licenciement sans cause réelle et sérieuse). Une autre particularité apparaît dans les discussions avec les autorités et, en particulier, avec le préfet, qui nous dit : « Moi en tant que préfet, je n’ai pas les outils, les textes adéquats pour régulariser des travailleurs sans papiers, je ne connais que la régularisation au titre de la vie privée, vie familiale. » Il n'empêche, ces régularisations sont obtenues sur la base d'un rapport de forces dans l'entreprise. La couverture médiatique même limitée y aidera aussi.

D’un point de vue pragmatique, nous commençons à découvrir tout un pan du marché du travail. Et au fur et à mesure du développement des grèves, il nous apparaîtra de plus en plus complet, structuré, particulier. Nous avons affaire à toute une partie du monde du travail, constitué de femmes et d'hommes que l'on peut effectivement qualifier d’invisibles. Ils le sont à plusieurs titres.

Premièrement, pour eux-mêmes, avec le souci permanent de passer entre le mur et la peinture du mur de l'atelier, d’avoir le moins de relief possible.

Deuxièmement, pour l’ensemble de la communauté de travail. Un travailleur sans titre de séjour valable ne vient pas voir son ou sa camarade de travail en disant : « Je suis sans titre de séjour et toi ? » Seule la grève permettra aux travailleurs sans papiers de pouvoir se définir et se reconnaître les uns vis-à-vis des autres.Troisième point, il est aussi invisible pour le patron. Celui-ci n'est pas intéressé à connaître le véritable statut du salarié. Ce qui l'intéresse au premier chef c'est d'avoir à sa disposition une force de travail malléable et flexible.

Enfin et de façon générale, il doit être invisible pour l’administration et l'ensemble de la société, à tous les niveaux. Ce sont des travailleurs sans droits, du fait qu’ils n’ont pas de titre de séjour. Ils ne peuvent exister et se maintenir dans la société qu'à condition de rester invisibles, donc sans droits. Nous insistons sur cet aspect des choses, parce que cela nous semble l'élément fondamental de la situation de ces travailleurs. Ils ne doivent pas revendiquer, réclamer à propos de leur fiche de paie, de leurs conditions de travail, ils ne doivent pas demander le paiement de leurs heures supplémentaires… sinon, ils sont menacés.Des secteurs économiques impliquésCette situation permet à toute une partie du patronat d'en tirer un énorme profit. Ce sont des secteurs entiers de l'économie qui fonctionnent avec ces travailleurs invisibles, ces travailleurs sans droits. Le secteur du bâtiment, de la restauration, du nettoyage, de l’aide à la personne, mais aussi tout ce qui est jardinage… sans compter le secteur de l'imprimerie avec les margeurs brocheurs. Ceux qui conditionnent les magazines que vous retrouvez dans votre boîte aux lettres. Ce sont des travailleurs qui répondent à la demande patronale au pied levé pour trois ou quatre heures de travail en pleine nuit pour assurer le routage de ces magazines.

Ce sont des secteurs économiques qu’on qualifie de « non délocalisables ». Des secteurs où le patronat, pour tenir dans la course au profit maximum, capte une partie de cette population active pour la faire travailler aux conditions de « là-bas », et la faire travailler, autre contradiction, avec les exigences et les impératifs de temps d’ici. L’élément caractéristique de cette population salariée, ce n’est pas tant le fait que ses feuilles de paie soient systématiquement plus faibles que celles des autres travailleurs, si ce n’est le fait qu’elle est bien souvent soumise à des contraintes d'impératifs horaires liées à une amplitude de la journée de travail d'une très grande flexibilité sur la semaine, le mois ou à l'année, que peu de travailleurs ici « avec papiers » peuvent tenir et tiendraient. Parce que nous avons un minimum de conventions collectives, un minimum de textes réglementaires et législatifs comme le code du travail, et nous avons des organisations syndicales que tout travailleur peut saisir à condition de ne pas être « invisible ». Et ces salariés invisibles ne sont pas ceux qui viennent frapper à la porte des organisations syndicales pour dire : « Moi, cela fait des mois que je travaille sans prendre de jour de congés. »

Encore une fois, ce sont des travailleurs à qui le patronat impose une énorme flexibilité. Et l'on comprend bien pourquoi ils sont « embauchés » massivement dans le bâtiment. La question des délais, peut-être plus qu'ailleurs, est une question structurante de ce secteur lors des passages de marchés où l'une des questions principales est : « En combien de temps cela peut être fait ? » En réponse à la question se négocie tout un barème de pénalités entre les commanditaires, les donneurs d’ordre et les sous-traitants.

Outre leur capacité à encaisser cette flexibilité, l'intensification du travail qui va avec oblige les travailleurs sans papiers à aller très loin dans leur réserve physiologique pour pouvoir tenir les délais.Une collusion État patronatL’autre élément est la relation entre l'administration et le patronat, pour rendre leur exploitation possible et plus facile. Il existe tout un arsenal juridique, législatif, réglementaire particulièrement développé avec Hortefeux et Besson, qui maintient une pression permanente sur ces salariés, qui va du contrôle d'identité jusqu'à l'expulsion, en passant par la mise en rétention.

Il faut sans doute faire ici un distinguo entre ce qui relève du calcul politique et ce qui relève de l’intérêt économique immédiat. Globalement, cette pression répond d'abord à la nécessité de maintenir ces travailleurs dans leur condition de travailleurs sans droits. Pour qu’ils ne puissent pas revendiquer et qu’ils ne puissent absolument pas se prévaloir de leur condition de travailleur pour réclamer leurs droits.

Quand vous êtes un travailleur sans papiers, et les témoignages abondent, vous partez le matin au travail la peur au ventre. Il vous faut mettre en œuvre toute une stratégie pour passer à travers les contrôles, éviter tel couloir du métro ou telle station à telle heure, et quand vous arrivez à l’entreprise, toute la journée, il vous faut « bosser » avec l'angoisse d'être repéré, dénoncé… À la longue, vous êtes forcément fragilisé psychologiquement. Toute cette pression administrative, policière, judiciaire, à tous les niveaux, vise à maintenir cette catégorie de travailleurs dans sa condition de travailleur sans droits.

Avec les grèves, nous avons mieux compris le rapport spécifique de ces travailleurs à l’exploitation capitaliste. Ces hommes et ces femmes qui devaient rester dans l’ombre, non seulement ne le sont pas restés, mais qui plus est ont assumé d'endosser les habits de travailleurs que la société leur contestait, pour dire : « Nous sommes aussi des travailleurs, nous exigeons d’être régularisés au motif que nous sommes des travailleurs. Stop à cette surexploitation ! » La grève a été de ce point de vue un élément fondateur. Elle a mis en porte-à-faux les deux tenants de cette situation : le patronat et le gouvernement.

La grève pour la régularisation se mène sur les lieux de travail, mais elle ne pose pas à proprement parler de revendication sur les conditions de salaire ou de travail. Elle interpelle le gouvernement, l'administration et elle pose une revendication de fait politique. « Nous sommes des travailleurs de telle ou telle entreprise, embauchés depuis tant de temps, nous vous demandons de reconnaître ce fait et de nous régulariser en nous délivrant un titre de séjour. » C’est là l'élément important, un pas franchi en France par le mouvement ouvrier dans la défense des intérêts de ces travailleurs.

La démarche est toute particulière. On a des travailleurs qui se posent dans et par la grève en tant que travailleurs vis-à-vis de leur patron et vis-à-vis du gouvernement. Dans ce même mouvement, ils posent une question politique et, à partir du lieu où ils la posent, disent que patrons et gouvernement sont complices, et qu’ils doivent satisfaire leur revendication.

Façon nouvelle de prendre la problématique de la régularisation des sans papiers, et j’ai tendance à penser que c'est la seule façon efficace sur le fond. Parce qu'elle prend le gouvernement et le patronat de front, sur leur propre terrain, et qu'elle s'inscrit en faux contre leur discours où l'étranger est présenté comme l'ennemi, pour mieux contenir la réalité sociale. Dans la grève, nous avons des salariés étrangers qui disent : « Nous faisons partie de cette réalité sociale et nous le revendiquons. Nous faisons partie de la société. »

On comprend qu'à partir de là, ce mouvement a suscité, et suscite toujours, beaucoup de polémiques. Il s'oppose à tout le discours que nous connaissons depuis 2007 avec la création du ministère de l’Immigration et de l'Identité nationale.

Dans tous les reportages que nous avons pu voir, si les rédactions n'hésitent pas à montrer des exemples de surexploitation que subissent ces travailleurs, jamais vous ne verrez d’images globales de masse montrant des mobilisations de plusieurs milliers de travailleurs sans papiers que nous avons pu organiser depuis 2008. Y compris celles de meetings où nous avons réuni plus de 3 000 à 4 000 travailleurs sans papiers. Y compris celles de manifestations où nous avons réuni plus de 10 000 salariés.

Du point de vue du patronat et du gouvernement, il est essentiel de garder du travailleur sans papiers une image isolée, de le montrer « à titre exceptionnel ». D'induire l'idée que cette exception est le fait de patrons voyous, et non pas d’un système. D’où cette approche très singulière, très particulière dans la manière de traiter le sujet du point de vue médiatique : sous forme essentiellement de scoop. Dans le mouvement, nous n’avons pas eu beaucoup de mal, par exemple, à avoir sur France 2 un reportage particulièrement poignant sur les ouvriers de Suez-Montlignon  dans le Val-d'Oise. Des salariés intérimaires, qui logeaient principalement dans un foyer d’Épinay-sur-Seine, et qui tous les matins se rendaient au rond-point du champ de course de Soisy-sous-Montmorency. Et là, attendait la myriade de camions bennes à ordure qui au feu rouge s'arrêtaient pour permettre au contremaître de cette entreprise de faire le tri : « Toi tu montes, toi tu restes, toi tu vas faire ta tournée… »

Ce reportage est passé au journal télévisé de France 2, mais jamais les images des rassemblements de 3 000 ou 4 000 travailleurs sans papiers à la halle Carpentier à Paris ne sont passées au journal télévisé de 20 heures. Il faut que cette problématique soit vue et continue d'être vue comme un phénomène très parcellaire, quasi exceptionnel. En tout cas, pas comme un phénomène de masse, de classe. C'est un point important à préciser, du point de vue de la visibilité du mouvement, parce que beaucoup de gens disent : on en parle peu.Un mouvement d’une portée exceptionnelleUn autre élément très important, c'est l’ampleur des grèves engagées depuis octobre 2009. Ce mouvement a fait peur à toute une partie du patronat, et notamment à tous ces patrons qui embauchent les travailleurs sans papiers « en toute connaissance de cause », mais aussi à tous les autres. Et de ce fait, une partie du patronat a pris position en disant qu’il fallait effectivement régulariser ces travailleurs sans papiers, c'est une réalité économique et sociale.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que, parmi ces patrons, nous trouvons aussi bien certains du CAC 40 et d'entreprises importantes que des PME et des représentants de toutes petites entreprises. Quand nous les avons rencontrés, la CGPME, l'UPA ont pris position, de même que des responsables départementaux du MEDEF, du Loiret, de Seine-et-Marne, de l’Essonne. Tous nous ont dit : « Il faut arrêter avec cette hypocrisie, il faut reconnaître les choses pour ce qu’elles sont, ce sont des travailleurs qui bossent ici, il faut les régulariser. »

Ces prises de position publique contenues notamment dans le cadre de « l'approche commune », comme celle « en off » que je viens de citer, ont créé un grand trouble du côté du gouvernement puisque la position de N. Sarkozy comme de B. Hortefeux sur le sujet revient à maintenir des conditions qui permettent la surexploitation de ces travailleurs. Cela conduit une partie du patronat, directement impliquée dans le sujet, à prendre position de fait contre le gouvernement…

Cette prise de position a obligé le gouvernement à ouvrir des négociations sur les conditions de la régularisation des travailleurs sans papiers. La force et l'impact de la grève les y ont contraints. Grosso modo, ces positions patronales reflètent les prises de distance que nous connaissons dans le camp d'en face, avec le discours de Grenoble du 31 juillet 2010.

Cette reconnaissance du fait « travailleurs sans papiers » a été marquée au plus haut niveau, puisque nous avons réussi à ce que le ministère du Travail, via la direction générale du Travail, soit partie prenante des négociations que nous avons pu engager à partir du 11 juin 2010 avec le gouvernement.

Suite à ces négociations, nous avons maintenant la possibilité pour un travailleur qui peut faire valoir 12 mois d’activité salariée sur 18 mois, ou pour un intérimaire 12 mois d’activité salariée sur 24, et dont le patron s'engage à poursuivre son contrat de travail, la possibilité d’être régularisé. Que de chemin parcouru depuis octobre 2006 bien sûr, mais aussi depuis le déclenchement de la première vague de grèves cordonnées en 2008 et avant le 12 octobre 2009 !

Pour la première fois dans notre pays, des travailleurs sans papiers ont revendiqué qu’ils sont des travailleurs en tant que tels. Et en utilisant l’arme de la grève, par leur mouvement en lien étroit avec des organisations syndicales, ils ont contraint le patronat à une reconnaissance économique et sociale de leur réalité et obligé le ministère du Travail à être partie prenante de négociations qui, jusqu’à maintenant, restaient du domaine réservé du ministère de l’Immigration.

Ce n’est pas une mince victoire  et nous pensons que cela va avoir des prolongements. Mais il faut aussi d'autres prolongements syndicaux et politiques, de façon à ce que nous ayons effectivement la possibilité d’une véritable régularisation de tous les travailleurs sans papiers qui travaillent ici.

Car concrètement, après le discours de Grenoble et l'omniprésence d’un ministère qui est à la fois celui de l'Intérieur, de l’Immigration, mais aussi des Affaires étrangères, de la Justice… nous nous heurtons à de nouvelles difficultés pour faire que tous les acquis obtenus dans ce mouvement puissent se traduire concrètement.

Raymond Chauveau, membre de la coordination CGT du mouvement des travailleurs sans papiers. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56