Publié le Mercredi 3 avril 2013 à 10h44.

Amselle ou les limites de « l’universalisme républicain »

Par Pierre Levi.

Professeur à l’EHESS, spécialiste d’anthropologie, domaine sur lequel il a livré quelques savants travaux, Jean-Loup Amselle offre une version polémique de ses réflexions dans ce court essai. Dans un style vif, frôlant d’ailleurs la caricature, pour ne pas dire qu’il s’y plonge avec délectation, le distingué professeur s’en prend au multiculturalisme et aux usages politiques de la notion de culture.

Le ton est donné dès les premières pages : le multiculturalisme, cette conception selon laquelle c’est la culture d’origine qui détermine les positionnements sociaux, est un fourrier d’une pensée réactionnaire, car fixiste. L’identité d’un individu ne saurait se réduire à son origine, et l’ethnie n’est qu’une construction destinée à être dépassée. C’est en effet une « conception étriquée des cultures, de la culture qui prévaut désormais en France, où elle entre en résonance à la fois avec le multiculturalisme de gauche qui se développe à partir des années 1980 à la suite de la traduction du livre de Charles Taylor et avec les idées de l’extrême droite, notamment celles d’Alain de Benoist qui substitue un racisme culturel au vieux racisme biologique défendu jusqu’alors par le Front national » (p. 23).

Bref, l’importation en France de la thématique culturelle conduit à une déconstruction de la pensée progressiste, qu’accompagne hardiment au sein de l’espace public « la lutte de libération des femmes (parité), ainsi que celle des homosexuels ». Face à cet essor mortifère du relativisme, Amselle se fait fort de réhabiliter à la fois le social et l’universalisme. Lequel universalisme se manifeste pour lui par les principes républicains, qu’il invite à ne pas confondre avec le principe national français. Cette ethnicisation des débats publics à conduit à « ringardiser la lutte de classes et les combats syndicaux ». Avec la délicatesse d’un bûcheron en surchauffe, l’auteur s’en prend à tous ceux qui promeuvent l’ethnie comme catégorie d’analyse politique : logiquement, les « opérateurs d’ethnicité » que sont le PIR (Parti des Indigènes de la République) et le CRAN (Conseil représentatif des associations noires), « dont le modèle s’inspire du Conseil représentatif des institutions juives de France » (p. 31).

 

Une décroissance néolibérale ?

Mais, emporté par son élan, Amselle englobe également les partisans de la décroissance, considérés comme partisans du « sevrage économique, voire écologique » (p. 28), ainsi que ceux des langues minoritaires (breton, basque, corse) qui menacent l’Etat républicain, oubliant, d’un trait de plume, la différence proposée auparavant entre l’universalisme républicain et son incarnation hexagonale. Travers qui ressort lors de l’évocation du mouvement du LKP en Guadeloupe et Martinique, où l’auteur glisse rapidement de l’exaltation du mouvement social contre la pwofitasyon à « l’attachement à la République qu’ont voulu manifester les électeurs martiniquais », selon lui, à l’occasion du référendum sur l’autonomie (p. 115).

Plus pénétrante apparaît la réflexion conduite sur la question de la discrimination positive, largement brocardée. L’auteur considère en effet, non sans raison, qu’elle n’aboutit qu’à solidifier l’identité nationale (blanche, dominante), productrice des inégalités qui sont à la base de la tentative correctrice que constitue la discrimination positive. Amselle en vient rapidement à conclure qu’au final « le multiculturalisme est parfaitement congruent avec l’idéologie néolibérale » (p. 127).

Cela l’amène en une ultime salve à élargir son propos à la virulente critique de tous les indigénismes et des revendications des peuples autochtones (sont évoqués les indiens d’Amazonie, de Bolivie, de Colombie ou d’Equateur), dont la cause constituerait de nos jours la caution des renoncements à changer la société des « couches ethno-éco-bobo des pays développés ». « Le maintien de la bio- et de la culturo-diversité ainsi que le combat contre le changement climatique deviennent des causes qui sont d’autant en plus en phase avec les classes moyennes urbaines des pays riches qu’elles ne les menace pas dans leur mode de vie » (p. 135). D’où, dans un ultime et élégant coup de marteau-piqueur, une dénonciation de l’objective liaison entre les décroissants et les politiques ultralibérales (p. 136).

Le moins qu’on puisse dire est que l’auteur ne manque pas de sens de la polémique et d’une capacité de battage rhétorique, fût-elle des plus frustres dans ses effets analytiques. Plutôt que de s’acharner, sans grand discernement, sur les dimensions culturelles et/ou identitaires des conflits, Amselle pourrait commencer à réfléchir à la convergence entre les luttes sociales et les conflits identitaires, au lieu de postuler leur inconciliable rapprochement.