Publié le Samedi 28 janvier 2012 à 18h35.

Du nouveau sur Matisse. Entretien avec Xavier-Gilles Néret (Contretemps n°10)

Enseignant de philosophie et critique d’art, X.-G. Néret a publié récemment un livre très remarqué, Les papiers découpés d’Henri Matisse (Taschen, 2009), récompensé par divers prix. Spectaculaire du fait de ses dimensions – plus de 300 pages in-folio au format de Jazz, le plus célèbre livre de Matisse réédité à l’identique par le même éditeur sous le même emboîtage –, l’ouvrage se distingue également par le regard neuf qu’il porte sur les vingt-cinq dernières années de création de l’artiste, avec des œuvres parfois considérées comme le sommet de toute sa production. Il éclaire aussi d’importants aspects de la personnalité de Matisse. X.-G. Néret a bien voulu répondre aux questions de ContreTemps.

ContreTemps : Ton livre s’ouvre sur le séjour de Matisse à Tahiti, en 1930. Il voulait sans doute revisiter Gauguin qu’il avait admiré, mais tu évoques aussi des difficultés à l’origine de ce voyage entrepris à soixante ans passés. De quel ordre étaient-elles ?

Xavier-Gilles Néret : Lorsque Matisse sexagénaire part seul à Tahiti pour y passer plusieurs mois, il ne s’agit pas d’un simple voyage d’agrément d’un peintre reconnu et dont la carrière serait déjà derrière lui. Il part sur les traces de Gauguin, en « fauve » qu’il est encore. Là-bas, Matisse se promène, contemple la nature et ne manque pas d’aller se recueillir à Mataiea, ou d’aller voir le fils de Gauguin qui vit en indigène. Pourquoi un tel voyage ? Parce qu’en 1929, Matisse n’arrivait plus à peindre, pour diverses raisons – physiques (il souffrait de névralgies aiguës dans les bras), domestiques et, surtout, artistiques. Il commençait à connaître le succès et les honneurs publics, et il risquait de se laisser enfermer dans la facilité, en répondant au poncif de Matisse-le-peintre-du-bonheur-et-des-odalisques-pour-intérieurs-bourgeois, développé durant les années 1920 par divers critiques, rassurés par l’apparent renoncement aux audaces des années « fauves ». Or Matisse, le peintre le plus « inquiet » qui fût, ne pouvait se contenter de cette situation. Il lui fallait faire quelque chose pour se renouveler et approfondir sa démarche créatrice. Tel est l’enjeu du voyage à Tahiti via New York : se dégager des « habitudes acquises », rompre avec la vieille Europe, trouver une nouvelle lumière pour créer : « J’irai vers les Îles – dit-il avant son départ – pour regarder, sous les Tropiques, la nuit et la lumière de l’aube, qui ont sans doute une autre densité ». Ou, comme il le déclarera plus tard : « En travaillant depuis quarante ans dans la lumière et l’espace européens, je rêvais toujours à d’autres proportions qui pouvaient se trouver peut-être dans l’autre hémisphère. J’ai toujours eu conscience d’un autre espace dans lequel évoluaient les objets de ma rêverie. Je cherchais autre chose que l’espace réel. »

CT : Les historiens d’art en quête du « primitivisme dans l’art du xxe siècle » ont montré depuis longtemps que Picasso, Derain et Vlaminck ont découvert la sculpture africaine grâce à Matisse en 1906. Goldwater (1966) et Flam (1984), les meilleurs connaisseurs de Matisse parmi ces spécialistes, reconnaissent que les objets d’Afrique noire n’ont influé que de façon diffuse sur son œuvre, et ils n’accordent qu’une importance minime au séjour tahitien. Tu assures au contraire que l’artiste sexagénaire a trouvé là non seulement de nouvelles sources d’inspiration, mais une nouvelle façon de pratiquer la peinture. Par quelles voies ?

X.-G. N. : Matisse disait que son maître Gustave Moreau avait la grande qualité de « donner l’inquiétude » à ses étudiants, à la différence du peintre pompier Bouguereau, qui incarnait à ses yeux les certitudes académiques d’un art voué à la représentation mimétique (et qui reprochait accessoirement au jeune Matisse de « ne pas savoir dessiner » !). Si « quête de primitivisme » il y a chez Matisse, c’est dans la mesure où elle favorise cette inquiétude et la remise en cause de la représentation mimétique qui domine l’art occidental depuis la Renaissance. D’où le vif intérêt de Matisse pour la sculpture africaine, mais aussi pour les sculptures « maori » de Gauguin (qu’il connait déjà en 1906 grâce à Daniel de Monfreid et à Gustave Fayet) et plus tard pour les masques inuit, ou encore pour les arts byzantins et islamiques – sans doute « primitifs » aussi aux yeux des Bouguereau et consorts. Quant à l’influence du voyage à Tahiti sur son œuvre, elle n’est pas moindre que celle, par exemple, de ses séjours au Maroc dans les années 1910. Toutefois, elle n’a pas été immédiate. Sur place, Matisse ne peint qu’une huile, de petit format, une « pochade » comme il dit. En revanche, il prend des photographies, ne quitte pas son carnet et dessine abondamment afin de préciser ses visions et de s’en imprégner. Devant la puissance de la nature tahitienne, il a été « anéanti ». Mais il a aussi, selon sa propre expression, « emmagasiné inconsciemment » des sensations qui allaient ressurgir une quinzaine d’années plus tard de manière obsessionnelle dans les papiers découpés, à travers le foisonnement de certains « signes plastiques », tel le motif de la feuille-algue : « Les souvenirs de mon voyage à Tahiti ne me sont revenus que maintenant, quinze ans après, sous forme d’images obsédantes : madrépores, coraux, poissons, oiseaux, méduses, éponges… » On pourrait appeler cela la « voie de l’inconscient », qui n’affleure à la conscience de l’artiste qu’à partir du milieu des années 1940. Mais il y a aussi une autre voie qui, peu de temps après son retour en Europe, ouvre à Matisse un nouveau rapport à l’espace et lui redonne l’inspiration. Le travail de La Danse pour la Fondation Barnes (1931-1933) est à cet égard important ; il marque le dépassement de la peinture de chevalet vers une peinture architecturale. De l’aveu de Matisse lui-même (à Georges Duthuit), ce changement capital est un effet du voyage à Tahiti : « L’aisance avec laquelle Matisse évoluait parmi des formes de plusieurs fois les proportions humaines était le fruit de son court séjour en Océanie […] C’est à ces longues heures passées à contempler les cocotiers immenses dans un ciel qui renchérissait sur eux d’immensité, sur le paysage plat des lagons, qu’il attribuait sa possibilité de camper et de manœuvrer ces grandes formes sans que le spectateur puisse en sentir les dimensions. » L’« autre espace » que Matisse était allé chercher à Tahiti, il commençait donc à le créer pour Barnes. Et il irait plus loin encore en ce sens, dans ses dernières années, avec la chapelle de Vence et les gouaches découpées monumentales.

CT : Tu mets en rapport cette nouvelle pratique du papier découpé non pas avec des objets dits « primitifs », comme l’a tenté Flam, mais avec la découverte des tifaifai ou patchworks polynésiens – objets typiquement coloniaux, avec une technique transmise aux insulaires par les femmes de missionnaires pour raccommoder les tissus européens. Peux-tu préciser ce que Matisse a tiré des tifaifai ?

X.-G. N. : Il ne faut peut-être pas exagérer l’influence des tifaifai, que Matisse n’évoque nulle part dans ses écrits. Mais, de fait, il en a vu là-bas, où ils sont utilisés pour décorer les murs ou couvrir les lits, et il en a rapporté en France. Leur influence éventuelle sur les papiers découpés serait double, d’ordre technique et formel. Techniquement, les tifaifai sont des draps de coton sur lesquels sont cousus des motifs découpés dans une autre cotonnade colorée ; formellement, les motifs stylisés évoquent des feuilles, des fleurs, des oiseaux, ou des poissons, et sont disposés en rayonnement ou en double symétrie. On retrouve ces différents aspects dans nombre de papiers découpés… mais sans aucun pittoresque colonial ! Le pittoresque et l’anecdote ont toujours été pour Matisse étrangers à l’art… Plus profondément, l’intérêt qu’il portait aux tissus, aux tapis et en général aux arts décoratifs ne se comprend que si on le rapporte à l’un des enjeux fondamentaux de son travail – l’« inquiétude » dont je parlais tout à l’heure : le dépassement de la représentation mimétique vers la conception proprement matissienne du décoratif.

CT : Matisse a mis en œuvre des aplats de couleur bien avant ses papiers découpés, depuis cet hommage à Gauguin qu’est La Joie de vivre de 1905 ou La Danse de 1910 jusqu’à La Jeune Femme à la pelisse, fond rouge de 1944. Tu cites cette prédiction de son maître Gustave Moreau, annonçant en lui le « simplificateur de la peinture », on peut y ajouter la remarque délicieuse du Douanier Rousseau : « Mais pourquoi donc Monsieur Matisse ne finit-il jamais ses toiles ? ». Peux-tu rappeler dans quelles circonstances il a pour la première fois utilisé les papiers découpés ?

X.-G. N. : Comme disait Flaubert, la bêtise, c’est de vouloir conclure. Il y a tant d’artistes médiocres dont les œuvres paraissent « finies » mais qu’ils n’ont en réalité jamais commencées ! Attitude totalement étrangère à Matisse, en perpétuelle recherche. Il pouvait travailler des mois voire des années à une œuvre, l’effaçant et la reprenant sans cesse, ne la jugeant « finie » que quand elle représentait d’une façon précise son « émotion ». Il ne reste alors souvent plus aucune trace du long travail accompli, mais demeure l’essentiel. Pour en revenir aux papiers découpés, ils ne furent élevés par Matisse à la dignité d’un art à part entière que dans les années 1940. Au départ, il ne les utilise, entre 1931 et 1933, que comme un simple procédé pour travailler plus facilement à la composition d’une œuvre à l’échelle monumentale, la Danse pour Barnes : « C’est ainsi que j’ai travaillé pendant trois ans […], déplaçant constamment onze aplats de couleur, un peu comme on déplace les jetons pendant une partie dans le jeu de dames […], jusqu’à ce que j’aie trouvé un arrangement qui me satisfasse entièrement. » À partir de 1936, il compose des maquettes pour faire des couvertures de revues – Verve notamment – ou de livres, des affiches, et des décors de ballet. Peu à peu, au début des années 1940, il prend conscience de la singularité et de la potentialité de cette technique, à partir de laquelle il crée de plus en plus d’œuvres autonomes. Ce qui aboutit à la publication de Jazz en 1947, puis à la décoration de la chapelle de Vence et aux gouaches monumentales des dernières années. Il renouvelle ainsi son œuvre en profondeur sans rompre pourtant avec ce qui était au cœur de sa démarche au moment des audaces du fauvisme triomphant : « Il n’y a pas de rupture entre mes anciens tableaux et mes découpages, seulement, avec plus d’absolu, plus d’abstraction, j’ai atteint une forme décantée jusqu’à l’essentiel […]. » La prédiction de Moreau était ainsi réalisée, au-delà de ce qu’il aurait pu imaginer.

CT : Les papiers découpés représentent une sorte de synthèse entre la peinture et la sculpture, à laquelle Matisse s’est toujours intéressé. On sait qu’il est allé voir Rodin en 1906, sans suite, parce qu’il avait observé chez lui une façon de travailler inverse de la sienne. Il écrit dans Jazz que « dessiner avec des ciseaux [lui] rappelle la taille directe des sculpteurs ». S’il a estimé que Jazz était un « livre raté », était-ce parce qu’on n’y voyait pas assez les coups de ciseaux et le travail du sculpteur, à l’inverse des collages indécelables de Max Ernst ?

X.-G. N. : Les papiers découpés apparaissent à Matisse comme l’aboutissement et la parfaite synthèse de son travail de peintre, de dessinateur et de sculpteur. En dessinant avec une paire de ciseaux directement dans la couleur, en appliquant la technique de la statuaire à la substance de la peinture, en taillant dans un bloc qui n’est plus que chromatisme, il accomplit au plus haut point d’intensité la synthèse de la ligne et de la couleur, sans jamais renoncer à la figure, poussée à la limite de l’abstraction. Le grand public ne voit le plus souvent que de médiocres reproductions des papiers découpés dans des livres, en cartes postales, ou sur des affiches dans les salles d’attente des cabinets médicaux, mais cela ne doit pas faire oublier que ce sont d’abord des œuvres originales ayant leur matérialité propre. La gouache n’est pas uniforme, mais soumise aux irrégularités du mouvement de la brosse, avec des empâtements plus ou moins denses ; les papiers épinglés vibrent à l’air ou à la lumière et, même collés pour en favoriser la conservation, les épaisseurs restent visibles. C’est cette subtile matérialité qui disparaît dans les reproductions au pochoir de l’édition originale de Jazz, ce qui provoqua dans un premier temps la déception de Matisse. Mais il se ravisa rapidement, l’éditeur ayant parfaitement respecté la qualité des rapports de couleurs, ce qui, pour un livre, était le principal. Soit dit en passant, c’est aussi ce qui fait l’intérêt de notre ouvrage, réalisé avec un soin particulier pour le rendu des détails et des couleurs d’origine dans des reproductions de grande dimension, qui donnent à voir comme rarement au livre la singularité des papiers découpés.

CT : Avec ses formes « biologiques », cette dernière manière de Matisse rappelle celle de la dernière période de Kandinsky, même si, comme l’avait remarqué Apollinaire, ses Improvisations de 1909 se ressentaient déjà de l’influence des Matisse fauves qu’il avait vus en 1907. Ce style final que Kandinsky a développé à Paris dans les années 1930 présente des formes « biologiques » et « biomorphiques » qui le rapprochent aussi de Miró. Matisse était-il conscient de ces convergences étonnantes ?

X.-G. N. : Je ne crois pas, ni que cela l’aurait vraiment intéressé… Durant toute sa vie d’artiste, et en particulier au cours de ses dernières années, Matisse chérissait la solitude pour pouvoir travailler de manière obsessionnelle à son œuvre, dont il était convaincu, malgré ses découragements fréquents, de la radicale originalité. Il s’est toujours tenu informé des événements du « monde de l’art », mais sans se soucier d’établir des convergences ou des divergences avec d’autres artistes – sauf peut-être avec Picasso (mais pas autant que ce dernier ne l’a fait avec Matisse !). De tels rapprochements que l’on peut être tenté d’établir restent à mon avis superficiels, et ne rendent pas compte de l’insigne singularité des papiers découpés, qui ne se rattachent à rien d’assignable dans l’histoire de l’art. C’est bien pourquoi la plupart des critiques d’art de l’époque n’y ont rien compris, ne voyant dans cette pratique que l’amusement d’un vieillard sénile (tout comme, en 1905, les toiles fauves leur apparaissaient comme les barbouillages d’un enfant à qui l’on aurait offert une boîte de couleurs…).

CT : À rapprocher ainsi Matisse, Kandinsky et Miró (auxquels on devrait ajouter au moins Arp), on voit ce qu’a de fragile la notion d’art « abstrait ». Kojève, commentant la peinture de son oncle Kandinsky, allait même jusqu’à parler d’art « concret » ! Matisse avait-il un jugement sur « l’art abstrait » qui se développait sous ses yeux ?

X.-G. N. : Au moment de la publication de Jazz, en 1947, un peu agacé par ce type de question qui était dans l’air du temps, Matisse écrit qu’il veut se placer hors de la « mode de distinction du figuratif et du non figuratif » ; débat trop « intellectuel » à ses yeux, lui qui prend un malin plaisir à se décrire comme « pas assez intelligent »… Note bien qu’il ne dit pas : « abstrait », mais : « non figuratif », ce qui va dans le sens de ta remarque. Il n’y a pas en effet selon sa conception « un » art abstrait par différence avec « un » art figuratif, « tout art [étant] abstrait en soi quand il est l’expression essentielle dépouillée de toute anecdote ». Le partage est donc plutôt à faire entre l’art digne de ce nom, qui exprime l’émotion de l’artiste, et l’art qui se perd dans l’anecdote. À cet égard, comme je le disais, avec les papiers découpés, Matisse, sans abandonner la « figure », l’a poussée à la limite de l’abstraction, la délivrant plus que jamais de l’anecdote. Quant à l’art non figuratif (ou « abstrait », si l’on veut, au sens courant) qui se développait à la fin des années 1940 et au début des années 1950, le jugement de Matisse était négatif. Il y décelait une « tendance dangereuse », obéissant à « l’esprit de facilité » : « Les peintres dits “abstraits” d’aujourd’hui, il me semble que beaucoup trop d’entre eux partent d’un vide. Ils sont gratuits, ils n’ont plus de souffle, plus d’inspiration, plus d’émotion, ils défendent un point de vue “inexistant” ; ils font l’imitation de l’abstraction. »

CT : Dans l’interminable dispute entre défenseurs de l’art figuratif et tenants d’un art qui ne le serait pas, ce sont plutôt les premiers qui revendiquent Matisse, alors que les seconds le pourraient tout aussi bien. Pour prendre les choses autrement, doit-on voir en Matisse un artiste moderne, notamment par rapport à la poésie moderne de son temps ?

X.-G. N. : Matisse est « absolument moderne », dans la mesure où il est passé par toutes les conventions de l’art qui l’ont précédé – de celles de l’art académique à celles du néo-impressionnisme –, qu’il les a assimilées, avant de les dépasser pour inventer une nouvelle manière de peindre : le fauvisme. Manière dans laquelle il ne s’est pas enfermé, puisqu’il l’a dépassée tout en l’accomplissant (en une Aufhebung qui aurait plu à Kojève que tu citais !...) par l’invention à la fin de sa vie des papiers découpés. La « modernité » de Matisse se trouve dans sa conception du décoratif et de la peinture architecturale, en lieu et place de la peinture traditionnelle de chevalet. Les plus grands « abstraits » ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, en affirmant leur admiration pour Matisse et en reconnaissant son influence sur leurs propres œuvres : Pollock, Rothko, Barnett Newman, Hantaï, Ellsworth Kelly ou Sam Francis, pour ne citer que quelques noms. Quant à la poésie moderne, Matisse l’aimait intensément, au point de l’illustrer (ou, pour mieux dire, de la « décorer ») – en particulier Baudelaire, Mallarmé, Joyce, Tzara, Reverdy, Char ou Duthuit. Mais il l’aimait en gardant la juste distance, car il se méfiait par dessus tout des travers de la peinture « littéraire ».

CT : Tu résumes la recherche constante de Matisse sous cette formule, le « décoratif cosmique ». Que faut-il entendre par là ?

X.-G. N. : Cette formule résume ce que je te disais tout à l’heure à propos de la construction d’un nouvel espace et d’une peinture architecturale. Cela correspond à l’ambition de Matisse de donner, « dans un espace limité, l’idée de l’immensité ». Le décoratif matissien cherche à entrainer le spectateur dans la danse ou le rythme universels de la vie et du « cosmos », « de façon à ce qu’il ait le sentiment de la totalité ». Hormis Matisse lui-même, le premier à avoir perçu cet aspect que j’ai développé dans mon livre est le génial Duthuit, qui écrivait, précisément à propos des papiers découpés : « Décoration, oui, mais seulement en ceci : que le monde environnant, la terre et ses formes, le ciel et ses feux, notre décor, ne nous soient plus étrangers, grâce à cette note médiatrice introduite par elle. Elle est une écluse, un porche de la nature, un pavillon au sein de sa luxuriance, un prolongement de ses vertus généreuses jusqu’au centre des villes damnées. Et son message est si vaste qu’il s’accommode du langage le plus dépouillé, presque du silence : un art de respirer de concert avec les éléments retrouvés et offerts. » À cet égard, le séjour à Tahiti eut pour Matisse une vertu purificatrice.

CT : L’épisode faisant partie de la période de sa vie que tu étudies et Matisse y ayant également recouru aux papiers découpés, tu reviens sur la décoration qu’il a conçue pour la chapelle dominicaine de Vence, mettant Aragon et Tzara en peine de défendre Matisse dans les Lettres françaises et L’Humanité. Que dirais-tu aujourd’hui de la religiosité de Matisse ?

X.-G. N. : Que les choses soient claires : Matisse a longtemps été un anticlérical convaincu et, même si dans ses dernières années ses rapports avec l’Église se sont apaisés, rendant possible son travail de décoration de la chapelle dominicaine de Vence, il est resté jusqu’à son dernier souffle un libre-penseur. Peu de temps avant sa mort, par exemple, les sœurs de Vence avaient insisté pour qu’il « fasse ses Pâques », ce qu’il refusa catégoriquement. Son travail pour la chapelle était avant tout un projet artistique, la seule véritable occasion qu’il eut de mettre en œuvre sa conception d’une décoration architecturale, et qui aboutit à ce qu’il considérait comme son chef-d’œuvre. Quant à sa « religiosité », il y a chez Matisse une forme de mysticisme, intrinsèquement liée à son travail créateur et indépendante de toute institution religieuse. Il dit malicieusement croire en « Dieu » quand il travaille, et il ajoute : « Dieu, c’est moi ». « Dieu » ou la « divinité » signifient le plus souvent à ses yeux, non sans humour, une force qui s’empare de lui lorsqu’il travaille, plus précisément lorsqu’il « crée ». Mon hypothèse, c’est qu’il s’agit d’une expérience existentielle par laquelle l’artiste renoue avec le rythme vital universel, se sentant une partie de l’ensemble cosmique. Et c’est précisément lorsqu’il fait ses découpages qu’il semble vivre cette expérience de la façon la plus intense : « Quand je découpe, je n’existe plus. On est médium. […] Tous ces découpages possèdent un rythme et sont pour moi une aide […] Ce qu’il faut, avant tout, c’est rechercher le rythme vivant, l’esprit vivant qui est dans tout. » Il lui arrive de comparer cette expérience à celle de l’hindouisme ou du bouddhisme ; on peut y voir aussi du spinozisme – Deus sive Natura – ou du bergsonisme – l’élan vital…

CT : Chez le peintre de La Joie de vivre « peignant avec le soleil » et développant une « fervente connaissance du monde, en une constante perspective de joie », comme pouvait écrire Tzara, tu signales une inquiétude permanente, qui lui faisait par exemple reprocher à Maillol de ne pas aimer le risque et l’aventure. N’y entrait-il pas aussi une part d’inquiétude sexuelle, dont témoigneraient tous ses nus mais aussi d’autres figurations féminines comme Le Portrait de Mme Matisse (1912), qui avait tant frappé Breton et Aragon par son caractère énigmatique ?

 

X.-G. N. : La « figure », principalement féminine et jeune, est la grande passion de Matisse, qui participe en effet de son inquiétude : « C’est elle – déclarait-il en 1908 – qui me permet le mieux d’exprimer le sentiment pour ainsi dire religieux que je possède de la vie. » Jamais il ne l’a abandonnée pour « tomber » (de son point de vue) dans l’« abstraction » (au sens courant de « non figuration »). Pour réaliser son projet, qui a toujours été, depuis le fauvisme, de remuer « le fond sensuel des hommes » par des couleurs pures, Matisse avait besoin de modèles, qu’il gardait souvent plusieurs années, « jusqu’à épuisement d’intérêt ». Il dessinait tout près d’elles, les yeux à moins d’un mètre, ses genoux touchant souvent les leurs. Son travail en dépendait « absolument » : le modèle n’était pas une simple « figurante » dans un intérieur, mais « le foyer de [son] énergie », qui lui permettait de se « tenir en émotion, en état d’une sorte de flirt qui finit par aboutir à un viol ». Cette métaphore est de Matisse lui-même, qui parle aussi de « volupté sublimée ». Ce qui ne l’a bien sûr pas empêché d’avoir des rapports sexuels avec certains de ses modèles. Mais l’essentiel était ailleurs pour lui, comme toujours : dans son travail.

CT : Tu soutiens qu’il y a de l’anarchisme chez Matisse, en dépit de sa vie bourgeoise et des sujets apparemment rassurants qu’il peignait ou dessinait. Il a certes fréquenté des artistes nettement de ce bord comme Signac (1863-1935), mais sans jamais créer d’œuvres explicitement anarchistes à la façon de Valloton (1865-1925) ou de Bonnard (1867-1947). Quelle extension avait son anarchisme ?

X.-G. N. : Dans une note tardive, Matisse écrit : « Je suis et j’ai toujours été attiré par tous les terrains d’études – [des] classiques, romantiques aux anarchistes car j’ai fait de l’exploration. Je me suis cherché partout. » Dans les années 1890 et 1900, jeune peintre, il fut non seulement un anticlérical convaincu, mais aussi un sympathisant anarchiste, versant par exemple régulièrement de l’argent, alors même qu’il vivait dans la misère matérielle, afin de venir en aide aux prisonniers militants et à leur famille, victimes des « lois scélérates » et autres violences policières. Pas étonnant donc de compter parmi ses amis des gens aussi estimables que Signac, Maximilien Luce, Etienne Terrus, Fénéon, ou Mécislas Golberg qui sollicita le premier grand texte de Matisse, les fameuses Notes d’un peintre, publiées en 1908. Mais ce n’est pas tout. Matisse se méfiait de l’embrigadement de l’art au service de quelque « cause » que ce soit, mais son « action », qui passait entièrement dans et par son travail, n’en était pas moins puissante, dans un esprit de liberté absolue et, osons le dire, d’anarchie. Durant toute son existence de créateur, de la grande année 1905, où il invente le fauvisme avec Derain, à sa dernière période, où il se renouvelle entièrement avec les papiers découpés, l’inquiétude de Matisse est indissociable de sa joie anarchisante de transgresser les lois qui gouvernent la tradition picturale depuis la Renaissance – y compris celles du divisionnisme de Seurat et de Signac. Comme le dira Derain à propos du fauvisme : « Les couleurs devenaient des cartouches de dynamite. Elles devaient décharger de la lumière. » En rejetant la perspective, en abolissant les ombres, en refusant la distinction académique entre le dessin et la couleur, Matisse renversait par ses œuvres-dynamites la façon même de regarder la réalité telle que l’Occident l’avait codifiée depuis la Renaissance, et attentait ainsi en « barbare » à ce que l’on croyait être la « civilisation » – d’où son intérêt pour l’art « primitif » dont on parlait pour commencer.

CT : Au-delà de ces points d’histoire, où est selon toi l’actualité de Matisse, pour les regardeurs et les artistes ?

X.-G. N. : « J’ai fait le rêve de donner la joie aux hommes », dit un jour Matisse – la « joie », c’est bien le mot, et non la rengaine du « bonheur »… Dans une époque comme la nôtre, dominée par la vulgarité, le consumérisme et le libéralisme financier, une création comme celle de Matisse me semble profondément « inactuelle » – au sens de l’« unzeitgemäss » nietzschéen : ce qui agit « contre le temps, donc sur le temps, et espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir ». Telle est sa grandeur.

Propos recueillis par Gilles Bounoure. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56