Scénario et dessin de Gani Jakupi, éditions Dupuis/Aire libre, 220 pages, 30 euros.
La révolution cubaine nous tient à cœur. L’histoire du roman graphique El Comandante Yankee commence fin 1957, en pleine offensive de la guérilla, et se termine le 11 mars 1961 avec l’exécution du « Comandante Yankee » à La Havane pour trahison. Avant de sortir faire face au peloton d’exécution, il confia à ses compagnons de cellule qu’il souhaitait qu’un jour on connaisse la vérité sur lui. Tel est l’objet de cette BD. Huit ans de travail pour un dessinateur qui s’est mué en véritable archiviste et historien.
Contre la dictature de Batista : révolution ou stalinisme ?
William Alexander Morgan, américain idéaliste, veut rejoindre Fidel et le premier front de la guérilla dans la Sierra Maestra. Sauf que, faute de moyens et de contacts, il devra s’arrêter en route à la Sierra Del Escambray, plus proche de la capitale et se joindre au « Segundo Frente » (second parce que chronologiquement créé après le Front de Fidel et du Che). Son intégration, en tant que Yankee roux et ne parlant pas espagnol, ne sera pas facile, mais il finira par s’entretenir avec le chef du Front, Eloy « Gallego » Menoyo.
Menoyo est espagnol, son frère aîné est tombé sur le front de Madrid, son autre frère a combattu dans la résistance française et a péri lors d’un assaut contre Batista. Pour Menoyo, « les staliniens ont fait perdre la guerre contre Franco et partout où ils arrivent, avant même de combattre l’ennemi, ils s’emploient à convertir tout le monde et à éliminer ceux qui pensent différemment. Ici à Cuba, le PSP1 a pactisé avec Batista mais dans notre front tu trouveras des types du M26, du DR, de l’OA et des dissidents du PSP2 » Les paysans de la zone soutiennent le Front car Menoyo leur a promis la réforme agraire, et Morgan va vite montrer ses qualités de combattant, obtenir la confiance de Menoyo, le grade de Commandant pour diriger une unité de révolutionnaires. Une jeune militante du M26 de Santa Clara, Olga, rejoint le second front. Elle deviendra la femme de Morgan.
Divergences et rivalités au « Segundo Frente »
En octobre 1958, Fidel envoie le Che prendre le contrôle de la zone du second front. Le Che veut le commandement de tous les combattants du M26 du second front. Menoyo ne l’entend pas de cette oreille. Il gardera le contrôle du second front et discutera d’égal à égal avec le Che de la tactique de conquête. Le portrait dressé du Che à cette période n’est pas très élogieux (autoritarisme, allié de Raul Castro pour staliniser le M26), il confie même à un Menoyo atterré son projet de collectiviser les terres des paysans dès la prise du pouvoir. Les deux dirigeants parviendront quand même à se mettre d’accord et les villes tomberont les unes après les autres.
EL Comandante Yankee : idéaliste trompé ou agent double ?
Dès la prise de pouvoir par Fidel, certains ex-opposants à Batista cherchèrent à le renverser. La CIA joue alors un rôle très trouble, en se servant de Morgan pour soutenir Castro dans un premier temps, puis pour le combattre dans un deuxième. Mais Morgan, déchu de la nationalité américaine, est devenu cubain, et paiera de sa vie les manœuvres de la CIA. Menoyo, exaspéré par la stalinisation du pays, entrera en opposition. Toute sa vie, il refusera de collaborer avec les « gusanos » et les américains. Il fera 15 ans de prison, passera par Miami pour revenir à Cuba et tenter de convaincre, en vain, Fidel de démocratiser le régime. Il restera, libre, à Cuba, jusqu’à sa mort en 2012.
Un immense roman graphique
Soutenu par le Centre national du livre et les éditions Aire Libre, Jakupi a pu prendre tout son temps et donner à son pinceau la possibilité de croquer ce morceau d’histoire. Il sait, par le jeu des couleurs, nous faire sentir la Cuba révolutionnaire, ses hommes et ses femmes et leurs contradictions. Il sait nous faire retrouver la sierra et les villes en ébullition. Une BD puissante qui donne à réfléchir et à débattre.
Sylvain Chardon