Rencontre avec Olivier Neveux, universitaire et militant, auteur du livre Politiques du spectateur sorti ces jours-ci aux éditions La découverte, 22,50 euros.Ce livre est-il la suite de ton travail sur le théâtre militant publié dans Théâtres en lutte ?
D’une certaine manière. Il s’agissait alors de rendre visible l’histoire engloutie du théâtre des opprimés (femmes, travailleurs, immigrés, homosexuels, etc.) tel qu’il s’était inventé dans les années 1960-70. De la même façon, Politiques du spectateur s’intéresse au théâtre lorsqu’il entend jouer un rôle, à sa mesure, dans les luttes. Mais il se différencie du livre précédent car il traite d’aujourd’hui. Et la conjoncture n’est pas la même : les formes de la domination, les manifestations du capitalisme, si elles ne sont pas absolument neuves, sont singulières. On ne fait pas (ou plutôt, on ne devrait pouvoir faire) le même théâtre politique suivant que l’histoire semble « mordre les nuques » ou dans une séquence plus indécise, avec des rapports de force dégradés.
Et pourquoi travailler désormais à partir du spectateur ?Ce qui m’intéresse, c’est le projet politique qu’un spectacle dit avoir pour ses spectateurs : les sidérer, les documenter, les mobiliser, etc. À l’origine, il y avait ma perplexité devant un discours très répandu qui affirme que la mission politique de l’œuvre serait de brusquer le spectateur, le violenter, lui révéler sa vulnérabilité, etc. C’est ainsi qu’il se réveillerait de sa (supposée) léthargie. Ce sont des mots d’ordre qui proviennent de l’art transgressif des années 1960. Sauf qu’entre temps, ils sont aussi devenus ceux de la domination ! L’expérience de la précarité, du risque, de la violence sont des expériences quotidiennes pour l’immense majorité de la population. Il est alors difficile d’expliquer en quoi elles resteraient subversives… Cela m’a amené à réfléchir aux rapports que le « théâtre de lutte » essaie, lui, de construire avec le spectateur. Il semble, massivement, animé par deux idées : ce qui manque aux opprimés pour qu’ils se mobilisent, c’est la connaissance de leur oppression. Il faut donc que ceux qui possèdent ce savoir le leur apporte (et cela peut être par le théâtre). Il est possible, à la suite du philosophe Jacques Rancière, d’interroger ce schéma : est-ce vraiment l’ignorance de l’oppression qui explique les faibles mobilisations ? Comment inventer un rapport égalitaire si l’on part du principe que celui à qui on s’adresse est ignorant, etc. ? Qu’est-ce que veut dire « prise de conscience » ? Vouloir émanciper quelqu’un, c’est d’une façon ou d’une autre le maintenir sous sa tutelle. Je suis alors parti en quête de formes et de spectacles qui proposeraient un autre type de place au spectateur que celle de l’élève ou de la cible, une autre expérience politique que celle de la conscientisation ou de la transgression : là où le spectateur ne serait (enfin) ni infantilisé, ni managé.
Cela conduit à réfléchir à ce que veut dire le mot politique dans « théâtre politique ».Il s’agit, en effet, de prendre au sérieux le mot de « politique » contre ses usages affadis. Dans le monde artistique notamment, où la proclamation de sa radicalité est presque devenue un lieu commun (il existe d’ailleurs comme « une critique sociale d’élevage » dénonçait Debord). Ce que désigne la politique est toujours l’objet d’un débat et ce débat est politique : contre sa confusion avec la pédagogie, sa dilution dans le social ou sa suppression par l’économique. En quelque sorte, et toute proportion gardée, ce travail aimerait être, à sa façon, un « éloge de la politique profane » pour le champ du théâtre.
Propos recueillis par François Lillois