Cette exposition généreuse explore l’intrication de mythes et de réalités développée autour des Tsiganes depuis la Renaissance jusqu’à l’actualité la plus récente, livrant sur ce thème populaire une belle leçon d’histoire des arts et des mentalités.
Curieux pays où l’on apprend le français en récitant « Ma Bohème » mais où le Figaro, le jour de la présentation de l’exposition à la presse, ose titrer ainsi un de ses articles : « Roms : un réseau exploitateur (sic) d’enfants démantelé » ! Pays où philosophes, politiques et publicitaires ont constamment encouragé la « mobilité sociale » ou géographique, vanté « les objets nomades », imaginé le type du « bourgeois bohème » aussi caricatural que le « beauf », tandis qu’on ne cessait d’y persécuter les migrants et les « sans domicile fixe », jusqu’à décider tout récemment de maintenir le honteux « carnet de circulation » pour les gens du voyage ! Pays où l’on continue de chasser les Roms de leurs pauvres refuges au mépris des lois et des circulaires, mais où l’on peut voir jusqu’au 14 janvier cette grande exposition (plus de 200 œuvres dont certaines de premier ordre) conçue par la Réunion des musées nationaux sous le gouvernement précédent, sans qu’elle ait rien perdu de sa force critique sous celui qui lui a succédé au nom du « changement » !
Pour schématiser et suivre aussi le cheminement de l’exposition, il y eut, et il y a encore, d’un côté les bohémiens de plein air, les « vrais » et en même temps les plus mythifiés et voués de ce fait aux pires persécutions, jusqu’à l’extermination de masse. Et de l’autre, les bohémiens d’intérieur, à peine abrités du froid et de la pluie dans leurs mansardes, se reconnaissant ou reconnus par d’autres comme frères de misère des premiers, et développant une nouvelle légende, cette « bohème » artistique étant elle aussi parfois sur les routes comme dans le fameux sonnet de Rimbaud dont on peut voir au Grand Palais le manuscrit original avec divers autres documents concernant également Verlaine. D’un côté la Esmeralda et Carmen, de l’autre la Vie de Bohème de Murger et l’opéra qu’en tira Puccini, mais encore tout ce que cette exposition montre d’antérieur et de postérieur à ces développements romantiques, depuis l’Homme trompé par des Tsiganes dessiné par Vinci vers 1493 jusqu’à l’Album tsigane d’Otto Müller (1926-27), suite de lithographies accrochée en première place de l’exposition nazie de 1937 dénonçant « l’art dégénéré ».
Vinci ouvre l’exposition sur « la longue route des bohémiens », Müller clôt ce qu’elle relate du « mythe de la bohème », entre volonté d’émancipation et impuissance à dissiper mythologies racialistes et fantasmes xénophobes dont restent traversées la réalité des Tsiganes et celle de tous les autres Européens. On ne dira rien ici des surprises ménagées dans ce parcours par Robert Carsen, étonnant metteur en scène qui partage pleinement les positions humanistes et critiques de Sylvain Amic, le maître d’œuvre de cette manifestation non seulement recommandable, mais admirable à maints points de vue. Le volumineux catalogue qui l’accompagne se signale autant par l’abondance de sa documentation venant commenter et compléter très largement les œuvres exposées que par la qualité de ses textes éclairant un demi-millénaire d’histoire soit plaisante soit tragique, l’ouvrage s’avérant aussi bien conçu pour faire évoluer les idées que l’exposition du Grand Palais pour modifier les regards.
Gilles Bounoure
Gustave Courbet (1819-1877). La Bohémienne et ses enfants (1853-1854).
Huile sur toile, 191,5 x 165,5 cm. Collection privée.