Dans sa biographie Une lente impatience, Daniel Bensaïd rapporte sa rencontre avec le dramaturge Armand Gatti, à Toulouse, dans les années 1960 : une « bouffée d’oxygène », « un sentiment de grand large, un goût de révolte et de poésie ». Cela, nous sommes nombreux, d’histoires et d’âges différents, à pouvoir et vouloir en témoigner. Bensa écrivit d’ailleurs, à l’époque, dans son journal lycéen, un « Pourquoi j’aime Gatti ».
De la vie du fils de l’éboueur Auguste, et de la femme de ménage Lætitia, immigrés italiens, beaucoup a été dit au point de venir parfois recouvrir l’œuvre. Elles furent assurément, l’une et l’autre, immodérées. Gatti en parle dans deux beaux livres : l’Aventure de la parole errante avec M. Kravetz et la Poésie de l’étoile avec C. Faber.
Après la Résistance, le camp de Lindemann puis, à la Libération, le journalisme, il est découvert par Jean Vilar en 1959. De grandes pièces voient le jour : Chant public devant deux chaises électriques, la Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., l’Homme seul, etc. ainsi que quelques films, l’Enclos ou El otro Cristobal. L’œuvre ne ressemble à aucune autre, notamment par sa façon de s’en prendre au réalisme… La réalité, en effet, ce n’est pas seulement ce qui est, mais aussi ce qui contribue à changer ce qui est : les rêves et les combats, parfois imperceptibles aux yeux myopes des vainqueurs. Et Gatti de faire une place sur scène à ce qui existe et à ce qui n’existe pas encore, à ce qui existera tout autant qu’à ce qui aurait dû exister. La critique s’y perd, le monde théâtral aussi.
Interdit de représentations en 1968 pour sa pièce la Passion du général Franco, il s’exile à Berlin, sur les pas de Rosa Luxemburg. Retour en France, dans le reflux du mouvement militant, lorsque l’histoire ne mord plus les nuques. Que faire ? D’aucuns s’inscrivent au Rotary, d’autres lâchent l’affaire, quelques-uns continuent. Le bilan : il était présomptueux de vouloir changer l’histoire, il faut revenir à des ambitions plus modestes...
Faire exister une autre réalité
Gatti ne souscrit pas. Il soutient que ce n’est pas seulement l’histoire qu’il faut changer mais le temps lui-même. À la suite de Blanqui, il s’adresse aux étoiles, au cosmos. Et il troque les acteurs, trop mercenaires, les militants, trop sectaires, pour ce qu’il appelle les « loulous » : celles et ceux qui ne comptent pour rien, invisibles et inaudibles. L’idée, pour autant, n’est pas l’insertion. Le travail n’est pas social. D’autres le font déjà, et autrement mieux que les artistes. Le projet est poétique. Il tend à faire exister « la seule dimension habitable / la démesure ». Gatti expérimente dès lors un théâtre « possibiliste » : ouvert à tous les possibles, inspiré par la physique quantique tout autant que par les barricades de Barcelone, traversé par la mémoire des camps, innervé par l’idéogramme, structuré par la théorie des groupes de Galois. Il célèbre le « mot » et ce qu’il permet : dire le refus et l’espérance, faire exister, « ici et maintenant », une autre réalité que celle de la domination.
Peu d’œuvres théâtrales auront aussi intensivement fait du 20e siècle la matière même de leurs questions. Pas n’importe lequel : celui des espérances défaites, trahies, confisquées ; celui d’une indéfectible confiance dans la capacité de chacun à être autre chose que ce pour quoi il a été programmé ; celui des libertaires.
On trouvera certainement à redire à certains choix politiques de Gatti, à sa vision si personnelle de l’anarchie. Mais c’est à peu près aussi pertinent que de reprocher à Rimbaud d’associer telle couleur à telle voyelle.
Ses cendres aux côtés de celles de Makhno au Père-Lachaise, Gatti est désormais mort. Ou pas. L’œuvre, à la suite de Walter Benjamin, n’a cessé de le dire : le présent est dépositaire du passé. C’est la responsabilité du futur, par la vigueur de ses luttes, par la raideur de ses nuques, de faire vivre l’événement d’une promesse et l’éternité d’une parole. On tient le pari (mélancolique) : il le fera.
Olivier Neveux