Publié le Mardi 26 février 2013 à 22h17.

Jan Švankmajer, la survie devant soi

Par Gilles Bounoure

À Paris, jusqu’au 12 janvier, la galerie Les Yeux fertiles1 ouvre au public les coulisses de Surviving Life, le dernier film de Jan Švankmajer, maître absolu de l’animation. Retour sur la carrière de ce réalisateur méconnu du grand public.

Tim Burton, après nombre d’autres cinéastes de premier plan, a reconnu tout ce qu’il devait aux films de Jan Švankmajer, à commencer par son Alice de 1989, abondamment pillée depuis. Selon Milos Forman, formé au cinéma en même temps que lui, « Buñuel + Disney = Švankmajer ». Pourtant, cet artiste tchèque, né en 1934 et dont les premières productions remontent à 1964, est resté peu connu du grand public européen. Ce n’est pas faute de publications ou de prix signalant la dimension exceptionnelle de son œuvre : grand prix du festival d’Annecy et Ours d’or à Berlin en 1983, récompense du « meilleur film d’animation des trente ans du festival » à Annecy en 1990, etc. Ce réalisateur ne garde pas non plus ses œuvres pour lui. Beaucoup de ses films se trouvent en libre accès sur Internet, comme la plupart de ses courts-métrages. Y compris son dernier long métrage, Surviving Life (en version française Survivre à sa vie – théorie et pratique), acclamé à l’ouverture de la Mostra de Venise 2010, qu’il est ainsi permis et même recommandé de voir sur YouTube, en préparation, complément ou substitut de l’exposition parisienne qui lui est consacrée, à la galerie Les Yeux fertiles, jusqu’au 12 janvier.

Travaux clandestins

Švankmajer admet volontiers ce qu’il y a de volontaire et de subi dans l’« occultation » persistante de son œuvre. D’abord le surréalisme, qu’il a fait sien dès les années 1960 et dont il n’a cessé depuis de démontrer, « théorie et pratique », la vitalité et les ressources inépuisables. Puis Prague, qu’il s’est refusé à quitter dans les pires moments, quand tant d’autres passaient « à l’Ouest », aussitôt auréolés d’une gloire parfois douteuse. Que pouvait un artiste surréaliste dans la Tchécoslovaquie néo-stalinienne de ces années-là, interdit de tournage et soumis à des tracasseries de tous ordres ? Rien ? Il n’en était pas question. Multiplier les travaux clandestins à partir des matériaux les moins soupçonnables et les moins coûteux, essayer de les faire connaître avec des moyens dérisoires tout en déjouant police et censure… 

Plus de trois décennies de « démocratie à l’occidentale » en République tchèque n’auront modifié sa situation qu’à la marge. Le cinéaste, également sculpteur, collagiste, graveur, théoricien et expérimentateur, est certes libre depuis 1989 de voyager et de présenter ses œuvres à l’étranger. Il est même fêté actuellement par un grand musée pragois qui lui consacre dix de ses salles. Mais on lui a refusé les moyens de tourner Surviving Life comme il l’avait prévu, avec de vrais acteurs dans de vrais décors. « Scénario » le ramenant des dizaines d’années en arrière et lui faisant réécrire son film pour le tourner au plus bas coût, avec les outils d’antan, papiers découpés, colle et ciseaux… dont on admirera les prodiges aussi bien à l’écran que dans les décors et layouts exposés par Jean-Jacques Plaisance aux Yeux fertiles (nom de galerie inspiré d’un célèbre livre d’Éluard et Man Ray). Ce film et l’histoire de sa fabrication offrent des enseignements politiques n’incitant à aucun optimisme, et son titre laisse déjà entendre tout ce qu’il doit à l’humour noir. Mais en le portant à son comble, il en fait aussi un instrument de revanche et de libération, rappelant qu’il n’y a pas de vie ou même de survie possibles sans le rêve et l’imagination. o

1. Galerie Les Yeux fertiles, 27, rue de Seine, 75006 Paris.