Au Diable Vauvert, 168 pages, 15 euros.
«Marx avait 26 ans, et il était devenu communiste ». C’est une des dernières phrases du petit livre qu’Isabelle Garo consacre à la jeunesse de Karl Marx. Marx, évidemment, n’est pas né communiste, ni révolutionnaire : il n’y a que dans la mythologie grecque que l’on naît tout armé, à l’instar de la déesse Athéna qui jaillit de la tête de Zeus en poussant un puissant cri de guerre et en brandissant sa lance et son bouclier.
Irrévérence et curiosité
Isabelle Garo retrace le parcours intellectuel et personnel de ce fils de la moyenne bourgeoisie intellectuelle de Trèves, petite ville du sud de l’Allemagne. Une ville de cette Rhénanie, française de 1794 à 1815 et donc marquée par l’héritage révolutionnaire (ensuite perverti par Napoléon) et, après le congrès de Vienne, rattachée à une Prusse autoritaire et révulsée par toute pensée critique. Marx, né en 1818, dans une famille d’origine juive, est très vite plongé dans une atmosphère où les libéraux ont en permanence le sentiment de se heurter à un mur, ce qui progressivement va en radicaliser quelques-uns qui vont devenir des démocrates voire des socialisants. Cette contestation reste largement intellectuelle et ne se mêle pas aux quelques mouvements populaires violemment écrasés par le pouvoir.
Très jeune, le jeune Karl se fait remarquer par son côté irrévérencieux et sa curiosité. Va s’y adjoindre très vite une ardeur au travail qui le pousse à dévorer une multitude d’ouvrages. Il fait ses études secondaires à Trèves, passe son baccalauréat et rejoint l’université à Bonn puis Berlin. Très amoureux, il se fiance secrètement à Jenny von Westphalen, issue d’une famille aristocratique, et dont l’évocation est un des points forts de l’ouvrage d’Isabelle Garo. Outre l’écriture de poèmes, Marx se consacre à défricher différents champs du savoir : droit puis philosophie. Il s’éloigne de plus en plus de l’objectif initial de ses études : la préparation à une profession juridique.
La Gazette rhénane
La pensée allemande du début du 19e siècle est largement dominée par Hegel qui avait construit un système de pensée monumental qui appréhende les différents aspects du réel et de la pensée sous l’angle de leur devenir. À Berlin, Marx se mêle aux jeunes intellectuels hégéliens de gauche qui se délimitent d’abord par rapport à la critique de la religion. Marx soutient sa thèse de philosophie en 1841 mais, dès 1842, il se ferme les portes d’un poste à l’université par sa participation à une provocation burlesque anti-religieuse.
Lui restait le journalisme, d’autant qu’apparaissaient des revues ouvrant un espace aux intellectuels critiques. Dès 1842, il devient rédacteur en chef de la Gazette rhénane. Sa pensée va évoluer rapidement. Il commence à aborder les questions économiques et sociales, en souligne l’importance par rapport à la critique de la religion sur laquelle restent fixés les jeunes hégéliens, et publie un texte sur les « vols » de bois, c’est-à-dire le ramassage du bois mort par les paysans appauvris. En janvier 1843, les autorités prussiennes interdisent la Gazette rhénane. La fondation des Annales franco-allemandes lui permet de rebondir. Il engage une rupture avec l’idéalisme et l’étatisme de Hegel qui voyait dans un État allemand l’instrument pour faire advenir le règne de la raison. Il s’agit désormais pour Marx de résoudre les contradictions du monde, non pas sur le plan philosophique mais dans les faits. Restait à Marx à déterminer l’agent, la force sociale capable de résoudre les contradictions. Il avait déjà rompu avec l’illusion que les intellectuels puissent être cet agent.
L’horizon communiste
En 1843, pour lancer les Annales franco-allemandes, Marx rejoint Paris avec d’autres membres de la rédaction et surtout celle qui est désormais sa femme, Jenny von Westphalen. À Paris, Marx va être en contact non seulement avec les exilés politiques allemands mais, pour la première fois, avec des ouvriers (en fait souvent des artisans) gagnés aux idées socialistes ou communistes qui fleurissent en France. Il participe à leurs réunions et en souligne l’atmosphère chaleureuse. Il prend alors conscience que, de par sa situation dans le capitalisme, le prolétariat moderne, qui comprend ceux qui sont dépossédés des moyens de production, sera l’agent de la transformation radicale nécessaire. Il acquiert la conviction que le communisme qui, après des réticences, est désormais devenu son horizon, s’esquisse dans les luttes concrètes. Moment décisif : Marx se tourne vers l’étude de l’économie politique, domaine où l’avait précédé Friedrich Engels dont il se rapproche définitivement en 1844.
Comme on l’a signalé plus haut, un des intérêts de l’ouvrage se trouve dans son évocation de Jenny von Westphalen qui accompagnera Marx jusqu’en 1881 dans son parcours intellectuel mais aussi dans la précarité économique qui marquera leur vie. Elle avait choisi très tôt Karl et ne remit jamais en cause ce choix tout en étant consciente de ce que l’époque imposait aux femmes. En 1872, elle écrivait ainsi : « Dans toutes ces luttes, le rôle le plus difficile, parce que le plus mesquin, retombe sur nous autres femmes. Alors que les hommes puisent force et rigueur dans le combat qu’ils mènent à l’extérieur, nous restons à la maison à repriser des bas. Les petits tracas étouffent lentement, mais surement toute vitalité ».
Sont adjointes au texte une évocation de la vie ultérieure de Marx, une chronologie et une bibliographie dans laquelle on regrette de ne pas trouver la Formation de la pensée économique de Karl Marx d’Ernest Mandel.