Publié le Mardi 14 juillet 2015 à 09h45.

La forêt précède les hommes, le désert les suit (Mur Odéon, 1968)

Nous rentrons de plain pied dans l’été, et notre page culture s’ouvre à la lecture. Cette semaine et dans les trois prochains numéros (jusqu’à la suspension de notre publication durant le mois d’août), nous publions une nouvelle d’Iawa Tate en 4 épisodes. Qu’elle en soit ici remerciée... et bonne lecture.

Air de solitude

Ysé tournait à son doigt l’anneau magique qui invoque les fées du silence, les génies de l’oubli, les elfes de la nuit. La demeure héritée de ses aïeules, les femmes de sa lignée, était établie à l’écart du village. Déjà la nuit contemplait les étoiles et de là-bas lui parvenait le frappement multiple des fonios, un maelström d’odeurs et de cris, un empêtrement d’hommes et de bêtes. Plus tard, comme toujours, des ravageurs inconnus se nourriraient de plats oubliés, feraient basculer les clôtures et s’enfuiraient devant les ombres de plus grande taille. À l’heure convenue, le jeune garçon apporterait un bol de manioc épicé, la calebasse d’eau limpide qui ne contient pas les germes de la fièvre. Et comme toujours, Ysé se tenait sur le seuil, elle songeait aux paroles de sa mère qui les tenait de la sienne et parlait d’une époque où une pluie rafraîchissante tombait sur un horizon toujours vert. Mots passés de génération en génération, mots précieux, aujourd’hui incompréhensibles. En ce temps-là, ses ancêtres présidaient à des lieux à la ronde à toutes les récoltes et semailles pour conjurer l’âme obstinée des choses. 

Mais sa mère, jamais, ne lui avait parlé du don.

Ne rien révéler, Ysé l’avait toujours su, surtout pas au forgeron dont le brasier attirait les enfants comme la flamme attire les papillons, encore moins au chef du village, le grand maquignon des affaires louches, ce que tout le monde savait, et qui s’en moquait bien. Le temps avait passé, depuis la bamboula du ventre plein, jusqu’à cet univers limité de petit confort, de petits désirs, une sorte d’existence inerte et close rompue par quelques rares clients encore convaincus que le monde muet était fait de signes, entichés de passions ritualistes et venus réclamer la libération des superstitions torturantes de leur race. 

Ysé restait assise à l’entrée de sa maison, les mains apaisées posées sur ses genoux, les paumes tournées vers le haut. Elle en contemplait les veines qui sillonnaient la peau rugueuse. L’indigo sombre de sa robe remontée jusqu’au genoux s’harmonisait avec les tons du crépuscule et découvrait des jambes informes et noires, des pieds calleux qui n’avait jamais connus de chaussures. Parfois, d’une main incertaine, elle effleurait son visage comme elle aurait fait d’une poterie ingrate ébréchée ici et là. 

Le don était accordé à intervalles réguliers, quand la lune atteignait son premier quartier. Depuis l’aube, tout son être recroquevillé dans un calme effroi, elle attendait.

D’ordinaire, l’enfant craintif ne s’approchait pas. Il déposait la nourriture et l’eau à proximité avant de s’en aller prestement. Mais ce soir entre tous les soirs il entra sans trop d’assurance, résolument toutefois, posa les vivres près d’Ysé et s’assit devant elle jambes croisées. Son vieux pantalon roux descendait à peine aux chevilles ; ses épaules et ses omoplates saillaient par les déchirures de sa chemise.

– Cauris ? demanda-t-il.

Iawa Tate

La suite…