La Découverte/Mediapart, 160 pages, 15 euros.
En juin 2015, Mediapart et les éditions La Découverte lançaient la Revue du Crieur, « consacrée aux idées et à la culture ». Un peu plus de deux ans plus tard, le numéro 8 est paru, dont le contenu confirme que le pari du Crieur – « publier des enquêtes et des reportages sur les sujets les plus variés, mais toujours dans un esprit incisif » – est réussi.
La huitième livraison du Crieur nous entraîne dans divers lieux, géographiques, politiques et symboliques. On y parle Égypte, écologie, féminisme, Israël, animaux, chefs d’orchestre, États-Unis, Balkans, design sonore. Entre autres.
OPA réactionnaire sur l’écologie ?
Dans une passionnante enquête de Zoé Carle, on (re-)découvrira que certaines composantes de l’extrême droite, notamment le nationalisme révolutionnaire, se sont très tôt saisies des questions écologiques, et continuent aujourd’hui de développer une pensée se revendiquant d’une certaine écologie. Il ne s’agit évidemment pas de l’écosocialisme du NPA, mais d’un culte de la nature et de ses « lois », qui se double d’une valorisation des identités locales, et donc du « retour à la terre », des circuits courts… contre la menace combinée du « grand remplacement » et du « mondialisme ».
Survivalisme et autonomie vivrière chez Soral et Égalité et Réconciliation (pour se préparer à la guerre civile qui vient), défense du « milieu naturel » face aux dégâts du « modernisme » chez Alain de Benoist et le GRECE, développement d’une « écologie intégrale chrétienne », qui se veut environnementale et humaine, combattant la « transgression des limites naturelles » (revue Limite) : les « contre-révolutions écologiques » prennent plusieurs visages et se dissimulent souvent derrière une critique légitime du productivisme et de la destruction de la nature.
Pour Zoé Carle, « à l’heure où l’urgence écologique se fait de plus en plus pressante, ces mouvements pourraient bien prendre la place que l’hégémonie productiviste leur a jusqu’ici interdit d’occuper [à l’extrême droite]. Il sera alors temps de départager ces "natures" environnementales, sociales et humaines que l’on nous enjoint de défendre. »
« Élizabeth Badinter, derrière l’image »
Autre morceau de choix avec une longue enquête d’Amélie Quentel sur Élizabeth Badinter, « voix d’un féminisme blanc et puissant », pour comprendre et dénouer les contradictions d’une représentante d’un certain féminisme, de plus en plus exclusif. Un portrait qui présente un évident intérêt en soi, en raison du « pouvoir qu’a toujours détenu celle qui, féministe autoproclamée et actionnaire principale d’un des plus gros groupes de communication mondiaux (Publicis), a table ouverte dans les médias français, tout en se disant minoritaire et esseulée ». Mais aussi « [parce que] Élizabeth Badinter est emblématique d’une histoire plus générale : celle d’un certain féminisme français, laïc et "universaliste", bien peu amène envers celles qui dérogeraient aux lois de la République. » Un travail d’enquête minutieux, et un éclairage utile, à verser à certains des débats qui animent la gauche radicale et les mouvements féministes depuis une quinzaine d’années.
On notera également le remarquable article de Laura Raïm (« Aux États-Unis, du nouveau à gauche »), qui donne un aperçu de l’ébullition intellectuelle et militante au pays de Donald Trump, où « une nouvelle génération d’intellectuels redécouvre le socialisme », mais aussi le beau reportage de Roman Stadnicki et Manuel Benchetrit, dans lequel, textes et photos à l’appui, la folie des grandeurs du maréchal Sissi et ses projets de « nouvelle capitale » en plein désert, nous sont contés, ou encore l’inquiétante enquête de Chloé Demoulin en Israël, où flotte un parfum de 1984 en ce qui concerne les libertés d’expression et de création.
Un numéro du Crieur à lire, à faire lire, et qui donnera peut-être envie à celles et ceux qui étaient, maheureusement, passés à côté des précédents numéros, d’aller y jeter un œil.
Julien Salingue