Publié le Mercredi 19 janvier 2022 à 14h10.

La solidarité et ses limites : la CFDT et les travailleurs immigrés dans « les années 68 », de Cole Stangler

Arbre bleu éditions, 281 pages, 23 euros.

«Le développement de la conscience de classe passe aujourd’hui par la compréhension de cette réalité profonde : "Au royaume du capitalisme, nous sommes tous des immigrés". » Ainsi s’exprime en 1972 Edmond Maire, secrétaire général de la CFDT. Qu’y-a-t-il au-delà de cette rhétorique « soixante-huitarde » qui, prononcée en 2022, allongerait les insomnies de Macron ou Zemmour ? Ce livre du journaliste et historien new-yorkais Cole Stangler esquisse quelques réponses.

Phrases gauchistes et réalités militantes

Si les travailleurEs immigrés constituent un « objectif prioritaire » de dirigeants de la CFDT dès le milieu des années 1960, l’essentiel d’entre eux n’ont alors pas le droit de se présenter aux élections professionnelles, ce qui restreint leur capacité d’action, dans le cadre d’un syndicat intégré à l’appareil d’État, et de surcroît marqué par ses origines chrétiennes et anticommunistes. Cela étant, nettement portée par une poussée ouvrière au sein de populations immigrées, forgée par des grèves, des adhésions importantes dans les structures syndicales de base ou des organisations spécifiques, et le volontarisme de militants gauchistes, la question des immigrés s’impose. Bas salaires, conditions de travail, qualité de logement, dénonciation des crimes1, lutte contre les embauches discriminantes, opposition aux expulsions, droit au regroupement familial, régularisation des « sans-papiers », lutte contre les « rayures »2 racistes, les thèmes ne manquent pas.

En 1974, lorsque le gouvernement prétexte la montée du chômage pour annoncer la suspension totale de l’immigration, la CFDT s’y déclare opposée, alors que FO revendique cette mesure et que la CGT a donné son accord préalable. Toutefois, en 1972, lorsque les circulaires Marcellin-Fontanet conditionnent la carte de séjour à un contrat de travail d’un an et un logement « décent » et que des milliers d’ouvriers deviennent « sans-papiers », la CFDT met près d’un an avant de dénoncer les circulaires. Edmond Maire combat alors les militantEs qui souhaitent que la CFDT se positionne non seulement pour l’égalité des droits sociaux, mais également pour l’égalité des droits politiques.

Grèves et points de vue d’anonymes

Peu implantée dans la classe ouvrière3, la centrale est, très certainement, plus liée à l’appareil d’État que la CGT de l’époque, et combat plus souvent qu’on ne le suppose les mobilisations et militantEs immigrés ou gauchistes. Des cédétistes participent néanmoins à des conflits dans des « entreprises où les salaires sont très bas, les conditions de travail extrêmement difficiles et les patrons particulièrement antisyndicaux ».

L’intérêt de l’ouvrage tient surtout aux archives syndicales (CFDT comme CGT) qui y sont convoquées, notamment celles de la Fédération du Bâtiment, et à son analyse de grèves peu connues, à l’instar de celle des ouvriers agricoles de Solférino dans les Landes en 1970 ou celle de Zimmerfer à Louviers en 1973, provoquée par le refus des patrons de reconnaître la section CFDT regroupant des ouvriers maîtrisant mal le français. Enfin, tracts, affiches de luttes et surtout entretiens permettent de restituer engagements, paroles et perspectives d’ouvriers immigrés ordinairement absents des récits. Diarra, un militant mauricien du Nord, déclare ainsi en 1966 : « Nous ne sommes pas des bêtes. Lorsque l’on nous dit : "Vous mangez notre pain", ce pain nous l’avons gagné à la sueur de notre front. »

  • 1. Le gouvernement algérien estime que 50 Algériens ont été tués et 300 ont été blessés durant une vague de meurtres en France en 1973.
  • 2. À l’usine Renault de Flins, des membres de l’encadrement de l’entreprise publique organisent les « rayures » des patronymes à consonance étrangère des listes présentées aux élections professionnelles.
  • 3. En 1976, les ouvriers ne constituent que 30 % des délégués du congrès de la centrale.