L’été arrive, le temps des lectures – et des bons livres – aussi. Cette année, nous avons choisi de consacrer le « traditionnel » dossier culturel de l’été au polar. Pourquoi au polar ? Parce que, rappelons-le, défendons-le, il s’agit d’une véritable littérature, un miroir social, en particulier critique, et même une véritable source d’information pour certains de ces livres. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé à notre camarade Gérard Delteil, lui-même auteur – reconnu – de plus de 60 ouvrages, essentiellement des polars, de nous accompagner dans cette plongée estivale...
C’est dans les années soixante-dix que, dans la foulée des grandes révoltes sociales, on a assisté au déferlement d’un genre désigné par le terme « néo-polar »... bien que cette appellation soit rejetée vigoureusement par plusieurs auteurs, à commencer par Jean-Patrick Manchette qui, du moins dans l’hexagone, en fut considéré comme une des figures emblématiques ! Ce genre se caractérisait en particulier par une révolte violente contre l’ordre établi et parfois par une apologie des catégories considérées alors comme porteuses de cette révolte, notamment « les jeunes de banlieue ». Cette fascination de la violence apparaît dans quelques romans emblématiques comme Tueurs de flic de Fajardie ou À bulletins rouges de Jean Vautrin, auteurs qui devaient s’assagir par la suite, à mesure que retombait la vague soixante-huitarde. Ce courant donna naissance à des collections spécifiques telles Sanguine créé par Patrick Mosconi ou Engrenages lancée par Fleuve noir, une maison pourtant plus connue par l’abondance de sa production commerciale que par son engagement, et qui publiait parallèlement des séries de sous-James Bond comme Jean Bruce, et des auteurs d’extrême droite comme Serge Jacquemard. Mais la contamination avait gagné d’autres collections plus anciennes, comme la célèbre Série noire, laquelle avait d’ailleurs déjà publié des auteurs « socio-contestataires » bien avant l’apparition du néo-polar. Mais ceux-ci semblaient alors un peu isolés au milieu des chantres de la pègre et des barbouzes tels José Giovanni, Albert Simonin, tous deux anciens collabos non repentis, ou Dominique Ponchardier, ancien agent secret gaulliste...
Un mouvement international, les femmes minoritaires
On aurait pourtant tort de croire que la vague gauchisante avait désormais submergé le polar. Si celle-ci bénéficia d’une certaine notoriété médiatique, elle demeura néanmoins très minoritaire au sein d’une production toujours dominée par les traductions anglosaxonnes, et coexista avec les autres genres : énigme, mystère, suspense, thriller qui conservèrent leur lectorat. Il serait tout aussi erroné de penser que l’irruption de la critique sociale dans ce genre littéraire considéré comme populaire et ludique représentait un phénomène absolument nouveau.
Plusieurs décennies auparavant, des auteurs comme Dashiell Hamett, Horace McCoy ou Howard Fast ou, de ce côté-ci de l’Atlantique, Jean Amila alias Jean Meckert ou André Héléna, avaient déjà publié des romans violemment dénonciateurs du racisme, du militarisme et du capitalisme. Mais, ce qui a caractérisé ce mouvement littéraire, c’est son ampleur internationale. Sont apparus en une petite vingtaine d’années des auteurs de romans noirs « contestataires » dans de très nombreux pays : Paco Taïbo au Mexique, Montalban et Ledesma en Espagne, Evangelisti en Italie, Gardinelli en Argentine, Ky en Allemagne, Jim Nisbet, Thomas H. Cook, Ron Kurz, John Douglas aux États-Unis, avec pour thèmes la peine de mort, la lutte pour les droits civiques, les combats syndicaux...
En France (peut-être l’épicentre du phénomène), Meurtres pour mémoire de Daeninckx (1984) eut un retentissement considérable. Ce roman arrivait à un moment où il devenait possible d’aborder un sujet subversif comme le massacre du 17 octobre 1961, dans la mesure où la plupart des policiers assassins avaient pris leur retraite et où une nouvelle génération comprenant des opposants à la guerre d’Algérie arrivait dans les médias et les coulisses du pouvoir dans la foulée de la victoire de l’union de la gauche en 1981. L’impact des romans de Daeninckx, puis de ceux de Vilar, Jonquet, Delteil, Manotti, Pouy, incita des dizaines d’autres auteurs à investir ce créneau, voire même des centaines avec la création de la série « antifasciste » Le poulpe. Celle-ci fut lancée à l’origine comme une sorte de gag en 1995 par le trio Pouy-Raynal-Quadruppani avant de devenir un objet de culte parmi le « peuple de gauche », puis de disparaître corps et bien, victime de son succès et, il faut bien le dire, de la médiocrité évidente de bien des textes confiés par souci promotionnel à des personnalités très éloignées de la littérature.
Dans cette abondante production, on constatera que les femmes restent ultra minoritaires. Bien que le roman noir ait perdu le caractère effroyablement machiste qu’il avait à l’époque des polars de gangsters à la Gabin, rares seront les écrivaines qui, comme Dominique Manotti, s’imposeront sur ce terrain. En revanche, dans la tradition anglosaxonne, le polar à énigme restera pour l’essentiel la chasse gardée des grandes dames du crime dont se délecte un lectorat souvent bourgeois et féminin : PD James, Patricia Cornwell, Elisabeth Georges... Les femmes règnent aussi sur le thriller psychologique avec des auteurs qui, comme Patricia Highsmith ou Ruth Rendell, pourfendent depuis longtemps la morale et les mœurs bourgeoises sans pour autant se rallier à la contestation sociale.
Reconversions littéraires et guerres du polar
Une autre caractéristique de cette vague fut qu’une bonne partie des auteurs les plus représentatifs venaient du milieu militant ou en avaient été des sympathisants plus ou moins actifs. Ainsi Montalban venait du PC espagnol dont il avait été permanent, Daeninckx restait compagnon de route du PCF, Vilar et Jonquet étaient des militants toujours actifs de la LCR (du moins au début leurs carrières littéraires), Raynal avait participé à la brève aventure de la Gauche prolétarienne maoïste avant de devenir directeur de la Série noire, Serge Quadruppani demeurait proche de l’ultragauche, et Pouy, l’un des trois cofondateurs du Poulpe, proclamait ses sympathies anarchistes.
La situation ne manqua d’ailleurs pas d’irriter les nostalgiques du polar pur et dur dans la mesure où ces auteurs gauchisants squattaient une bonne partie des festivals littéraires. L’élection de Jean-François Vilar en 1986 à la tête de l’association 813 faisait même suspecter la LCR d’entrisme dans ce milieu et grincer des dents quelques polardeux réactionnaires comme le fameux ADG, auteur certes talentueux, mais membre du comité central du FN et ami personnel de Le Pen. Le vieux débat – l’art pour l’art contre l’art engagé – traversait ainsi le polar.
Tous ces auteurs se défendaient pourtant mordicus de « faire des tracts » comme on les en accusait souvent, et certains affichaient même la prétention de faire reconnaître le roman noir – appellation plus noble que celle de polar – comme une littérature à part entière au même titre que le roman dit « blanc », accusé en contrepartie de nombrilisme.
On notera enfin qu’un certain nombre d’écrivains, après des débuts engagés, seront rapidement absorbés par la production télévisuelle, plus rémunératrice mais moins propice à la contestation, comme par exemple Éric Kristy, l’un des premiers à avoir pointé le danger représenté par l’extrême droite avec Horde nouvelle (Fleuve noir, 1985).
Décrire le monde à défaut de le changer
Si l’on se penche sur le contenu et le style de cette production, force est de constater sa grande diversité, au-delà de son intérêt commun pour le social et le politique. Sur le plan idéologique, une des tendances dominantes du roman noir, même post soixante-huitard, est tout de même davantage le constat désabusé que l’invitation à la lutte collective. Même s’il faut se garder de généraliser, cette désillusion nostalgique correspondait d’ailleurs d’une certaine façon à la situation personnelle de certains auteurs. Faute de croire qu’il était encore possible de changer la société, ils se consacraient désormais à la décrire dans toute son horreur. Cette évolution est particulièrement nette dans l’œuvre d’un écrivain comme Jonquet devenu très pessimiste à la fin de sa vie. On peut dire que cette évolution a de fait accompagné celle de toute une génération, avec bien entendu toutes sortes de variantes et de cas particuliers.
D’une manière générale, le roman noir, s’il se prête bien à la dénonciation de l’injustice sociale, des magouilles politiciennes, des crimes d’État, n’est évidemment pas l’outil le plus adapté pour préconiser la lutte collective. D’une part parce que la crainte de tomber dans le « réalisme socialiste » est toujours présente, et d’autre part parce que le révélateur de toutes ces abominations est le plus souvent un individu chargé d’une mission au titre de policier, de détective privé voire de journaliste. Cet enquêteur, si bien intentionné soit-il, serait bien impuissant à changer si peu que ce soit le système social. Tout au plus, s’il a une âme de redresseur de torts, peut-il mettre fin à un abus particulier, faire tomber un patron ou un politicien un peu plus méchant et surtout plus maladroit que les autres. Mais son travail est celui de Sisyphe, toujours à recommencer.
Or une bonne partie des auteurs, pas tous certes, a eu tendance à mettre en scène, peut-être par respect pour la tradition ou par facilité scénaristique, des policiers ou des juges intègres, c’est-à-dire des membres de l’appareil d’État qui en définitive valorisent cette machine oppressive, même s’ils doivent affronter ses dysfonctionnements. C’est l’honnête inspecteur Cadin inventé par Daeninckx ou l’intransigeante juge du Syndicat de la magistrature mise en scène par Jonquet, ou encore la fliquette beur de Manotti qui combat les ripoux de son commissariat. L’archétype de ce héros solitaire de gauche est évidemment Le poulpe et ses divers succédanés, son bref succès commercial ayant suscité d’innombrables vocations de héros sociétaux encore plus éphémères.
Les valeurs qui dominent sont souvent davantage l’antiracisme, l’antifascisme, le pacifisme et l’anticolonialisme que l’engagement au côté des classes exploitées. La résistance et la guerre d’Espagne demeurent des valeurs incontournables, mais la classe ouvrière apparaît peu. Il est donc assez rare que la lutte collective intervienne de façon décisive comme alternative à une situation inique révélée par l’enquête policière. Cela arrive tout de même parfois. Ainsi, à la fin du magnifique roman de Thomas Cook, les Rues de feu, on voit le policier blanc chargé d’enquêter sur le meurtre d’une fillette noire quitter les rangs des forces de répression pour rejoindre ceux des manifestants pour les droits civiques.
Vers une nouvelle vague ?
Si Jonquet, Vilar, Vautrin et Fajardie nous ont quittés, la relève est en marche avec une nouvelle génération d’auteurs qui, s’ils ne semblent pas issus du milieu militant comme la précédente, n’en sont pas moins préoccupés par les problèmes de société : Marin Ledun, Caryl Ferey ou Nicolas Mathieu. La veine n’est donc pas épuisée, mais, si on laisse de côté la production stéréotypée consacrée aux serial killers, aux enlèvement d’enfants (thème qui fait fureur outre-Atlantique) ou aux innombrables sous-produits de la franchise Mary Higgins Clark, la frontière devient de plus en plus floue entre les différents genres.
Ce n’est donc pas un hasard si une partie des collections dédiées au polar a disparu pour laisser la place à des publications au coup par coup. On n’achète plus un polar aujourd’hui comme on prenait hier un Série noire ou un Fleuve noir sur le haut de la pile sans se préoccuper ni de l’auteur ni du thème. De littérature de consommation et d’évasion, voire « de gare », une partie du polar a changé de nature et a désormais l’ambition d’interpeller le lecteur, tandis que l’autre, toujours très majoritaire il faut le souligner, continue à le faire frémir confortablement par le récit d’horreurs très éloignées de sa vie quotidienne.
Gérard Delteil
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