Publié le Samedi 7 décembre 2019 à 08h45.

« Le premier âge du capitalisme 1415-1763 », Tome 3

Avec ce dernier tome, Alain Bihr arrive au terme de sa description du processus pluriséculaire de genèse du mode de production capitaliste, se subordonnant progressivement l’ensemble des rapports économiques et sociaux aux nécessités de sa reproduction. 

Dans la préface de son livre essentiel La formation de la classe ouvrière anglaise1, l’historien britannique E.P. Thompson écrivait : « La classe ouvrière n’est pas apparue comme le soleil à un moment donné » (p.15) et, plus loin : « La formation de la classe ouvrière relève tout autant de l’histoire politique et culturelle que de l’histoire économique. Elle n’est pas née par génération spontanée à partir du système de la fabrique » (p.250). Au risque de travestir la pensée d’Alain Bihr, on est tenté de remplacer dans ces deux phrases les mots « classe ouvrière » par « capitalisme » pour résumer le long processus de genèse du capitalisme. Le 1er tome porte sur l’expansion européenne commerciale et coloniale : pour l’auteur, elle ne constitue pas le point d’arrivée de l’histoire du capitalisme, mais son point de départ. Les États d’Europe occidentale subordonnent et exploitent les richesses de l’Amérique, de larges pans de l’Afrique et de segments périphériques de l’Asie, en particulier avec l’esclavage. Le 2ème tome montre comment a muri en Europe occidentale la formation des rapports capitalistes de production et leur future hégémonie.

 

Le monde structuré par le capitalisme en formation

Le 3ème tome qui vient de paraître s’étend d’abord sur la structure du monde issu de l’expansion capitaliste, « un monde à la fois homogène, fragmenté et hiérarchisé ». Homogène, ou plutôt en voie d’homogénéisation, car l’expansion de l’Europe protocapitaliste2 a pour la première fois établi une interconnexion entre l’ensemble des terres émergées et des océans, tant sur le plan économique (par les échanges commerciaux) que politique (avec la constitution d’empires s’étendant sur plusieurs océans). Fragmenté, car ce premier monde capitaliste est structuré par une pluralité d’États.

Enfin, hiérarchisé car ce nouveau monde est composé de différents cercles. Au centre et dans une position de domination se trouve l’espace ouest-européen. Sa périphérie est constituée par les immenses territoires coloniaux dominés et exploités par le centre et dont les forces productives sont façonnées par les exigences de celui-ci. Distincte de ces deux cercles, viennent les formations sociales semi-périphériques : divers territoires essentiellement européens qui apparaissent soit en déclin, soit en retard par rapport à l’Europe de l’ouest. Enfin, Alain Bihr qualifient de « marges » les différentes zones qui conservent des économies largement autocentrées et des pouvoirs politiques non dépendants du centre même si celui-ci les soumet à des pressions : c’est le cas de d’une vaste zone allant du Maghreb au Japon en passant par l’empire ottoman, l’Inde et la Chine.

Au sein de ces quatre cercles, les positions ne sont pas stables : pour ce qui est du centre, d’abord hégémonique, l’Espagne connait un déclin profond tandis que va monter progressivement la Grande-Bretagne qui finit par surclasser la France. Dans ce tome, Alain Bihr décrit en détail les évolutions des principales composantes du centre, de la semi-périphérie et des marges. Sont ainsi traitées aussi bien les facteurs de la montée anglaise que les possibles explications de la non-éclosion capitaliste de la Chine alors que celle-ci a eu pendant longtemps une avance technologique indéniable.

 

L’échange l’emporte sur l’usage

Si on doit retenir deux points essentiels de cet ouvrage, c’est, outre la caractérisation toujours actuelle du monde généré par le capitalisme comme à la fois homogène, fragmenté et hiérarchisé, l’accent mis sur le fait que ce premier âge du capitalisme est celui où pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, bien que de manière encore imparfaite et bridée, « l’échange l’emporte sur l’usage ». Des « prix de marché » vont peu à peu apparaitre et s’imposer aux acteurs économiques. La loi de la valeur va peu à peu englober l’ensemble des activités et devenir leur principe régulateur. Dans l’étape suivante, notre monde, elle sera totalement hégémonique. Au-delà de son intérêt historique, l’ouvrage d’Alain Bihr fournit donc des clefs pour comprendre le capitalisme d’aujourd’hui.

Le choix d’exhaustivité de l’auteur qui brasse tous les aspects de cette longue transition (économie, histoire politique et militaire, évolution des sciences, mutations culturelles…) a pour contrepartie la longueur de l’ouvrage. On est parfois tenté de penser que l’auteur aurait pu être plus bref. Mais, beaucoup de chapitres peuvent se lire de façon indépendante et le lecteur y trouvera son miel en fonction de ses centres d’intérêt.

 

Henri Wilno

  • 1. La première édition anglaise est parue en 1963. Edition française la plus récente : Points, 2012.
  • 2. « Proto » du grec premier Préfixe signifiant antérieur à, au début de.