Publié le Mardi 31 octobre 2017 à 10h40.

« Les luttes et les rêves » : Un livre à mettre entre toutes les mains !

Ce livre est bienvenu à l’heure où on nous abreuve de pseudo concepts tels que « l’identité nationale », et où certains souhaiteraient voir l’histoire de notre pays enseignée comme un « récit national ». Ces réclamations émanent d’hommes politiques aussi différents que Sarkozy et Mélenchon, le premier affirmant qu’« au moment où on devient français, nos ancêtres sont les Gaulois », le second enchaînant « à partir du moment où l’on est français, on adopte le récit national. » 

« Les luttes et les rêves » est le titre du troisième livre des Contemplations de Victor Hugo. Il y relate la misère sociale et morale dont il est témoin, et y dénonce les scandales, la guerre, la peine de mort et la tyrannie. Michelle Zancarini-Fournel lui emboîte le pas, en regardant l’histoire du pays d’en bas, du point de vue du peuple, de même que l’historien Howard Zinn écrivit son histoire populaire des Etats-Unis, du point de vue des opprimés, un aspect rarement entendu et rarement enseigné dans les écoles.

 

La France, un creuset de peuples, hommes et femmes

Pas plus que l’histoire de France ne remonte à nos ancêtres les Gaulois, elle ne se réduit à l’hexagone. L’historienne y fait entrer les colonisés, des Antilles, de Guyane et de Réunion, en passant par l’Afrique, l’Indochine ou la Nouvelle Calédonie. Les migrants de tous les pays, qui ont façonné le pays, y ont également leur place. Ainsi que les femmes, lesquelles sont rarement de «  grands hommes » dont on enseigne la vie dans les livres d’histoire. L’ouvrage en tire une histoire riche, foisonnante, diverse, passionnante.

L’ouvrage commence en 1685, avec l’adoption du « Code noir », qui donne une base juridique à l’esclavage aux Antilles et en Guyane. C’est l’année où Louis XIV révoque l’édit de Nantes, et où le destin des protestants devient aussi tragique. Oppressions coloniale et religieuse sont le point de départ du livre, indiquant immédiatement ce que sera son fil conducteur : parler de tous ceux qui subissent une domination, religieuse, sociale ou politique. Et montrer parallèlement l’histoire des résistances. Car il est frappant de voir, tout au long de cette histoire, que chaque époque a eu ses combattants. Capital contre travail, cette lutte entre en résonance, aujourd’hui plus que jamais, avec l’époque dans laquelle nous vivons.

 

Canuts hier, ubérisés aujourd’hui

L’auteure réussit l’exploit, en 900 pages, de mêler à la vie de gens de l’époque la perspective générale des grands événements, Révolution française, Commune de Paris ou Front populaire. En s’appuyant sur une documentation foisonnante, qui permet de revivre avec ceux qui se sont battus à tous les épisodes de cette histoire. Pour ne prendre qu’un exemple parmi des centaines, Michelle Zancarini-Fournel nous fait vivre la révolte des canuts lyonnais de 1831.

Elle raconte comment ces ouvriers défendent l’organisation de leur métier autour notamment de Pierre Charnier, fondateur d’une association de défense mutuelle, qui déclare : « apprenons aux fabricants que nous savons compter, réunissons-nous et instruisons-nous, apprenons que nos intérêts nous commandent l’union. » Des associations secrètes se forment, pour contourner la loi Le Chapelier de 1791 qui interdisait toute forme d’association. Tous espèrent que la révolution de 1830 permettra d’améliorer leur sort, mais leurs espoirs sont vite déçus. Une lutte se développe fin 1831, pour instaurer un tarif applicable par les fabricants, ponctuée de manifestations importantes et quotidiennes. Finalement, un accord est conclu mais début novembre, 104 marchands fabricants refusent, au nom de la liberté du commerce, d’appliquer le tarif.

Le ministre du commerce désavoue alors le préfet qui avait été favorable à l’accord. La situation devient insurrectionnelle, et apparaît le fameux drapeau noir « vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Il y a des morts, mais les ouvriers tiennent la ville, mettant en place un état-major insurrectionnel. La répression sera féroce, menée par « une véritable armée conduite par le ministre de la guerre et le duc d’Orléans. » Cet épisode a laissé des traces dans l’histoire, notamment avec la chanson d’Aristide Bruant « C’est nous les canuts, nous allons tout nus ».

Il est frappant de constater qu’aujourd’hui, un leader de la grève des livreurs Deliveroo invoque ce mouvement de protestation en déclarant : « les livreurs à vélo vont peut être devenir les nouveaux canuts. » Il est intéressant de pointer aussi les ressemblances entre les auto-entrepreneurs d’aujourd’hui et les canuts des années 1830. En effet, eux aussi dépendaient entièrement du donneur d’ordres, sans qu’il y ait quelque contrepartie, en termes de couverture sociale, de salaires, de chômage ou de retraite. Les canuts possédaient leur outil de travail, leur lieu de travail, « choisissaient » leurs horaires et, à la différence de l’artisan, étaient soumis aux marchands fabricants. Ce sont ces derniers qui achetaient la matière première et la distribuaient à tous ces petits ateliers, avant de récupérer les pièces tissées pour les revendre à grand profit.

C’était déjà une soumission complète au donneur d’ordres. Possédant leur outil de travail, les canuts devaient le réparer et le remplacer, comme les livreurs aujourd’hui avec leur vélo. Lorsque les commandes baissaient, les canuts n’avaient plus de travail. Il était facile d’exercer un chantage sur les tarifs et de les baisser. Tout comme aujourd’hui, les livreurs ont entamé une grève suite à une diminution du tarif de leurs courses. La baisse du tarif avait entraîné la grande révolte des canuts à Lyon.

Il est impressionnant de constater que la propagande patronale sur la liberté de choix des travailleurs soit redevenue la même qu’il y a plus d’un siècle On nous rebat les oreilles avec la liberté attachée au statut d’auto-entrepreneur, alors qu’avec leurs algorithmes les capitalistes réinventent des rapports sociaux du passé, sans protection sociale, sans aucun engagement de la part des donneurs d’ordres.

 

La guerre sociale

On sort de ce livre marqué par la férocité des dominants, qui s’égrène inlassablement au fil des années. Répressions, exécutions massives, bagne, emprisonnement sont utilisés pour faire rentrer dans le rang ceux qui osent s’opposer à la barbarie bourgeoise. Mais on est également marqué par la détermination et le courage des résistants, des opposants, de ceux et celles qui ne se taisent pas, et qui pensent qu’une vie de combattant est digne d’être vécue.

On se délecte de la liberté de penser, de la façon qu’a l’auteure de remettre tous ces grands hommes et les mythes à leur juste place. A propos de la Révolution française, elle insiste sur son côté bourgeois, et sur le fait par exemple que c’est « sous la pression de la révolte que l’abolition de l’esclavage est proclamée à Saint-Domingue [Haïti], il faut l’affirmer avec force ». Elle souligne de façon extrêmement vivante ce que peut être l’irruption des masses sur la scène politique.

Napoléon est décrit comme un réactionnaire conservateur, qui en plus de rendre avec son code civil les femmes mineures, totalement soumises à leurs maris, rétablit l’esclavage aux Antilles en 1802. « Je suis pour les Blancs parce que je suis blanc, je n’en ai pas d’autre raison et celle-ci est la bonne », déclare-t-il ainsi au moment où il interdit les mariages interraciaux. Elle rend aussi hommage à la révolte des esclaves de Haïti en 1803, « complètement occultée dans l’histoire nationale ». « L’empereur » a aussi à son actif d’avoir réintroduit le livret de travail avec la loi Chaptal de 1803. Il  a fait exécuter en 1812 des meneurs de révoltes contre la disette, à Caen notamment. A son actif également la suppression du divorce par consentement mutuel, instauré en avril 1791 par la Révolution française et qui ne sera rétabli qu’en...1975 !

Toute l’histoire du pays est ainsi revisitée : notamment la Commune de Paris, salie par des écrivains célèbres comme Alexandre Dumas, George Sand, Zola ou Daudet. L’historienne salue la mémoire de Louise Michel, exilée en Nouvelle Calédonie après la Commune et  qui, à 74 ans fait encore une tournée de conférences en Algérie, contre l’Eglise, l’armée et pour l’Internationale ! Elle détaille la « sanglante conquête de l’Algérie », très loin des déclarations sur le rôle positif de la colonisation, que Sarkozy avait essayé d’introduire dans la loi avant d’être contraint d’y renoncer.

La colonisation prend une place importante dans l’ouvrage, où les répressions de la soldatesque, les pratiques des colons qui s’approprient les terres sont détaillées pour chaque pays. C’est que notre histoire est fortement marquée par la colonisation. On ne peut comprendre l’importance du racisme aujourd’hui sans connaître l’empreinte qu’elle a laissée dans l’imaginaire collectif. Pour justifier leurs brutalités et leurs conquêtes, les dirigeants ont développé les idées racistes à propos des colonisés. La bourgeoisie française a toujours voulu nier, occulter sa responsabilité dans l’état des pays anciennement colonisés, les massacres qu’elle y a perpétrés, les déchirements, la pauvreté. Tout comme l’extermination des Indiens a été occultée aux Etats-Unis.

Les grands combats des travailleurs sont mis en avant : mai-juin 1936, où l’on voit à la fois la détermination des travailleurs, l’ambiance de fête, mais aussi l’état d’esprit des patrons, qui annonce la revanche des années suivantes, les combats de l’après-guerre, notamment les grandes grèves des mineurs et des fonctionnaires.

Michelle Zancarini-Fournel s’en prend aussi à la période qu’on appelle « les trente glorieuses », une espèce d’âge d’or dans la mémoire collective. Mais, dit-elle, on oublie de quoi elles furent porteuses : peu se rappellent que les crises sociales, écologiques, urbanistiques et sanitaires qui frappent la France d’aujourd’hui trouvent leur origine dans la gabegie énergétique, le désastre écologique, la désertification des campagnes et l’endettement chronique des paysans. On ne parle pas des conditions de travail très pénibles, avec un rythme démentiel, l’introduction des chronos, l’état indécent des logements. Il ne faut pas oublier que c’est pendant ce supposé âge d’or que s’est déroulée la sale guerre d’Algérie, avec ses manifestations de soldats, rappelés en Algérie, avec la torture et les massacres d’Etat. Elle insiste aussi sur le fait que pendant ces « trente glorieuses » un travailleur sur cinq est un migrant, et un sur cinq une travailleuse. Et que la reconstruction repose sur leur travail et leur sueur. Tout cela est enfoui, car cela voudrait dire rendre hommage à ces immigrés qui ont fait la France, pour reprendre le titre de l’exposition au musée de l’immigration sur les Italiens.

La lecture de cet ouvrage, à un moment où l’on affronte une attaque patronale et gouvernementale inédite, qui voudrait nous faire revenir des décennies en arrière sous prétexte de modernité, est fortement conseillée pour comprendre et défaire les arguments de ceux qui prétendent qu’il n’y a pas d’autre alternative que la victoire écrasante du capital contre le travail.

Régine Vinon