Avec la mort du compositeur Mikis Theodorakis, « Mikis » pour toute la population, c’est une légende qui s’éteint, qui a consisté à parer Mikis de toutes les valeurs de gauche, comme l’a fait depuis très longtemps la gauche réformiste française.
Ce qui serait à retenir du parcours de Mikis Theodorakis, c’est, à la différence du militant exemplaire que fut le résistant Manolis Glezos, toute sa vie fidèle à la gauche (réformiste et radicale), des engagements et des positionnements que lui-même revendiquait comme ceux d’un homme contradictoire. À ce titre, le siècle de vie de Mikis renvoie surtout aux tragédies de l’histoire grecque moderne (à part le Pasok en 1981 et Syriza en 2015, le pays n’a connu que des gouvernements fascistes ou de droite extrême, au mieux très réactionnaires) et aux impasses dans lesquelles la gauche communiste, stalinienne ou « rénovatrice », a plongé le « peuple de gauche ». Reste l’œuvre du compositeur, magnifique et plus que jamais stimulante pour les combats actuels et à venir !
Un parcours politique sans cohérence malgré une dynamique de gauche
Dans sa jeunesse, Mikis adhère à EON : mouvement d’embrigadement des jeunes mis en place par le dictateur fasciste Metaxas. Mais, en 1943, Mikis rejoint, comme des dizaines de milliers de militantEs, la résistance anti-nazie, intégrant l’organisation armée ELAS et le KKE (PC grec). Une fois le pays libéré par la Résistance, Churchill obtient de Staline la reddition des armes de ELAS et lance ses soldats et les fascistes impunis dans une guerre civile : Mikis se bat, tout en critiquant la ligne du KKE, et il est arrêté et déporté. Plus tard, il obtient la permission de partir à Paris étudier la musique. À son retour en 1960, il est actif dans EDA (Gauche démocratique unie, sorte d’union de la gauche) puis, après l’assassinat du député (centre gauche) Lambrakis (voir le film Z), il fonde avec succès les Jeunesses Lambrakis, reprenant notamment les « marathons de la paix ». Face au risque de voir le centre-gauche gagner les élections, les USA provoquent le coup d’État militaire des colonels en 1967. Mikis est vite arrêté, mais une campagne internationale obtient sa libération en 1970. Revenu à Paris, il est une figure de la gauche anti-junte, organisant des tournées mondiales artistiques et antifascistes. Ces années sont aussi celles de la grande scission du KKE entre orthodoxes et eurocommunistes (noyau du futur Syriza), Mikis penchant pour les eurocommunistes. Après la chute de la junte en 1974 et un retour émouvant et triomphal en Grèce, il milite entre EDA et le KKE, devenant député de celui-ci en 1981 et 1985.
À partir de 1989, son parcours devient très chaotique : il va devenir ministre (sans portefeuille)… de la droite (Nouvelle Démocratie) ! À vrai dire, rien de surprenant : centrés sur une ligne anti-Pasok, le KKE et le noyau du futur Syriza s’allient avec la droite en 1989… Dès lors, les positionnements deviennent de plus en plus contradictoires, entre soutien à la droite et soutien à Syriza, surtout avec un cours de plus en plus nationaliste, en contradiction avec ses positions de soutien aux peuples palestinien ou turc ! Cette contradiction permanente fait de Mikis la figure la plus emblématique des dangers pour la gauche (pas seulement réformiste) et la classe ouvrière d’un nationalisme qui gangrène la Grèce depuis 20 ans en particulier. Ses dernières contradictions :
– la dernière apparition politique de Mikis, en février 2018, a été la participation comme orateur à un rassemblement appelé par la fange nationaliste et y compris par les nazis contre les projets de reconnaissance de l’État de Macédoine du Nord, Mikis y saluant la présence de l’extrême droite « patriotique »...
– pourtant, la dernière volonté politique de Mikis, c’est de mourir en étant considéré comme communiste, comme l’a révélé le secrétaire du KKE, la droite extrême au pouvoir ne pouvant ainsi en faire « son » héros.
La voix musicale d’une conscience de gauche en Grèce
Si Mikis a été reconnu comme un grand compositeur de musique de chambre ou symphonique, ce qui va faire de lui le musicien enthousiasmant ses auditoires en Grèce et dans le monde (souvenir impérissable de ses concerts enflammés en France au début des années 70 !), c’est son talent unique de lier les musiques populaires redécouvertes – en particulier le rébétiko, « blues grec » des banlieues populaires et maudit jusqu’à Mikis – aux textes des plus grands poètes grecs contemporains, faisant chanter par toutes les générations les poèmes d’amour et de résistance des Ritsos, Séféris et autres Anagnostakis. Alors, si Mikis peut être retenu comme une grande figure de la gauche, c’est avant tout pour son œuvre musicale, la force et l’espoir qui s’en dégagent et permettent de résister dans les pires périodes. Le mot de la fin ? Vendredi, face aux flics les chargeant sauvagement, les étudiantEs en manif contre la casse de l’université ont entonné « Lorsqu’ils serrent les poings », célèbre poème de Ritsos mis en musique par Mikis !
À Athènes