Publié le Dimanche 9 mars 2014 à 13h40.

Mordillat : « Le roman, c’est la première brique de la barricade ! »

Entretien. Cinéaste et romancier, Gérard Mordillat produit depuis trente ans une œuvre marquée par un fort engagement social au côté de la classe ouvrière, de celles et ceux d’en bas. Il nous parle ici de son dernier roman d’amitié, de solidarité et de rébellion, Xenia (1), l’histoire d’une mère célibataire en galère.Deux femmes, Xenia et son amie Blandine, sa voisine au cœur de la cité, sont les personnages principaux de ton roman qui s’organise autour d’elles, de leur révolte, de leurs luttes. Pourquoi ce choix ?Dans mes romans, s’il n’y a pas au sens strict de héros, il y a des héroïnes… Pourquoi ? Je ne me risquerais pas à une explication univoque. Si je prends du côté de la littérature, je remarque que mes amitiés ont presque toujours été des écrivains femmes : Geneviève Serreau, Beatrix Beck, Christiane Rochefort, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute et aujourd’hui Annie Ernaux. Disons que je me sens une affinité profonde avec ce qu’elles sont, avec ce qu’elles écrivent. Sans doute ma part féminine…Sur le plan politique, j’ai été très marqué par une rencontre avec les femmes des mineurs anglais peu de temps après la fin de cette si longue grève contre Margaret Thatcher. La grève était perdue mais, sous une tente à Manchester, elles continuaient à populariser le mouvement, à l’expliquer, à le faire vivre envers et contre tout et tous. Je crois que mes personnages féminins doivent beaucoup à ces femmes dont le courage, la détermination, l’endurance étaient bouleversants et admirables.Enfin, sur un plan littéraire, politique et sociologique, après avoir beaucoup écrit sur les conflits sociaux dans les entreprises, il me semblait urgent d’aborder la face noire du travail, sa face cachée, ce nouveau prolétariat invisible que sont les femmes corvéables à merci qui travaillent dans le nettoyage industriel ou les hypermarchés. Voilà comment sont nées Xenia et Blandine, par l’addition de tous ces facteurs sans que je sois capable d’en désigner un seul comme déterminant…Comme dans une révolution, le principal personnage homme, Gauvain, directeur d’une agence bancaire, est emporté dans une rupture radicale avec sa propre vie antérieure à travers sa rencontre avec Xenia...La rencontre de Xenia et de Gauvain était totalement improbable, ils ne sont pas du même monde. Et pourtant cette rencontre a lieu ! Non seulement elle a lieu mais elle donne naissance à une histoire d’amour entre la sauvageonne de 23 ans et le directeur d’agence bancaire qui a la quarantaine. C’est un choc pour tous les deux. Pour Xenia parce qu’elle rencontre un homme qui la traite avec respect, avec tendresse et la considère comme une personne. Pour Gauvain parce qu’en rencontrant Xenia, il se trouve en face de quelqu’un qui parle droit et fort. Une jeune femme qui dit ce qu’elle pense, ce qu’elle fait même dans les domaines les plus triviaux. Alors que Gauvain vit dans une société où tout n’est qu’hypocrisie, mensonges, faux-semblants, avec Xenia il rencontre le vrai, le réel, ce qui existe. Cela va bouleverser son existence parce que, soudain, il n’est plus question de mentir ni aux autres ni à soi-même.Avec son courage pour affronter les vérités et surtout les dire, son authenticité, Xenia n’est-elle pas l’actrice de sa propre transformation ?Gauvain n’est pas un Pygmalion pour Xenia, il ne cherche ni à la modeler à sa guise ni à l’éduquer. Il la prend telle qu’elle est et l’accepte sans discuter. Par retour, c’est cette considération qui porte Xenia bien au-delà de ce qu’elle imaginait être. Pour Xenia, Gauvain agit comme un révélateur aussi bien sur le plan physique, sexuel, que sur le plan moral et intellectuel. Grâce à lui, Xenia s’éveille à la conscience sociale, à la conscience politique. Elle prend conscience de sa propre valeur : en tant que femme, en tant qu’amoureuse, en tant que mère, en tant que salariée.Autre personnage masculin, Samuel, jeune métis âgé de 16 ans, fils de Blandine, est à la fois le plus lucide et engagé, il se revendique de Malcom X…Samuel vit ce que vivent hélas aujourd’hui beaucoup de jeunes Africains en France aujourd’hui. Il est harcelé, notamment par la police, pour ce qu’il est, un Noir, et non pour ce qu’il fait ou pourrait faire, des conneries... Mais, si apparemment dans la cité rien ne le distingue des autres, en réalité Samuel est une tête. C’est un lecteur de Frantz Fanon, de Georges Jackson, d’Angela Davis, de Malcolm X. Samuel est déchiré entre sa mère, Blandine, qui est blanche, et son père, un Sénégalais qu’il n’a jamais connu. Noir ou blanc ? Quand Samuel s’observe dans un miroir, il se sent comme une contradiction vivante. Sa situation est d’autant plus douloureuse que son amour pour Xenia tourne à l’échec. C’est un tragique révolutionnaire. Au bout du compte, Samuel choisit de passer à la clandestinité, de vivre dans l’ombre où la société ne cesse de le rejeter, de prendre les armes contre le sort qui lui est fait.Comme tes autres romans, Xenia est un roman engagé, un roman de lutte, si l’on peut dire. Comment vois-tu ta place de romancier dans notre combat pour l’émancipation ?Aujourd’hui, où la parole politique est très largement disqualifiée, où la parole syndicale n’est plus qu’un murmure, où tous les grands médias sont dans la sujétion de groupes liés à l’armement, le bâtiment ou la banque, le roman demeure l’outil, voire l’arme, le plus puissant pour nommer les choses par leur nom. Le roman est comme un torrent qui charrie de l’Histoire, des histoires, de la mémoire, du savoir… Il invente un lecteur intelligent. Mes romans parient sur cette intelligence populaire, cette intelligence des êtres et du monde capable de soulever des montagnes et d’abattre le capitalisme. Le roman, c’est la première brique de la barricade !Pour faire suite à ta tribune dans l’Humanité « la gauche de droite est au pouvoir » (2), quelle est ton appréciation du gouvernement et que penses-tu de l’avenir de la gauche en France ?Le gouvernement actuel n’est ni de gauche ni socialiste. C’est un gouvernement néo-libéral qui a clairement fait le choix de l’actionnariat contre le salariat. La seule gauche dans laquelle je me reconnaisse est celle qui récuse l’idée que le capitalisme est le stade ultime de l’organisation humaine, que la démocratie se confond avec le marché et que « il n’y a pas d’alternative ». L’alternative pour la gauche, la vraie, c’est – avec Marx – de penser que l’on peut et que l’on doit transformer le monde.Tu as participé il y a deux semaines au forum organisé autour du dernier livre d’Olivier Besancenot (cf. l’Anticapitaliste n°231)...Je crois à la nécessité des rencontres, de la parole publique, de la discussion. Et j’y crois d’autant plus lorsque la lecture politique du monde se fait sur le terrain de la littérature, de la pensée et du cinéma.Propos recueillis par Catherine Segala1 – Calmann-Lévy, 2014, 18,50 euros.2 – http://www.humanite.fr/tribunes/la-gauche-de-droite-est-au-pouvoir-par-gerard-mord-552611