Publié le Jeudi 16 mai 2019 à 15h52.

Noir c’est noir

Une nouvelle de Gérard Delteil, que nous publions à l’occasion de la sortie de son dernier roman, « les Écœurés », un polar chez les Gilets jaunes1. 

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On ne sait comment le président eut connaissance de l’incident, mais il lui accorda une importance inattendue. Il convoqua aussitôt son chef de cabinet et le ministre de l’Intérieur.

– On m’apprend qu’un CRS a pris l’initiative d’obliger un passant à retirer sa cravate jaune…2

Le conseiller et le ministre échangèrent des regards gênés.

– Oui, dit le ministre, c’est toujours pareil. Il y a des gens qui en font plus qu’on ne leur en demande.

– Les CRS ne sont pas réputés pour leur sens des nuances, renchérit le conseiller.

Le président les toisa avec l’air autoritaire qu’il savait prendre quand il entendait mettre les point sur les I.

– Eh bien je trouve pour ma part que ce CRS a pris une excellente initiative. D’ailleurs, je ne supporte plus le jaune.

Ses deux interlocuteurs se consultèrent à nouveau du regard et s’empressèrent d’approuver leur patron.

– Bien entendu, ce fonctionnaire a agi comme il convenait, mais...

– Il n’y a pas de mais, trancha le président. Et ça vient de me donner une idée : interdire la couleur jaune sur l’ensemble du territoire national, du moins provisoirement. Pas besoin de s’encombrer d’un vote de l’assemblée, des arrêtés préfectoraux suffiront. Il suffit d’invoquer le trouble à l’ordre public.

Cette fois, le conseiller et ministre affichèrent des mines inquiètes.

– Ça risque d’être très compliqué, observa le conseiller.

– Compliqué ou non, je ne veux plus voir de jaune d’ici quarante-huit heures, ou disons une semaine pour être bon prince. 

– Bien, dit le conseiller, nous allons étudier la question avec des spécialistes et nous vous soumettrons très vite un premier projet.

Deux heures plus tard, le conseiller et le ministre furent de retour dans le bureau présidentiel en compagnie de deux personnages aux allures de technocrates et d’un troisième, dont le style décontracté et branché détonnait un peu. Le conseiller entreprit de les présenter, mais leurs CV n’intéressait nullement le président.

– Au fait ! Nous n’avons pas de temps à perdre.

– Nous allons devoir faire face à un problème de droit constitutionnel, déclara technocrate numéro un, qui était juriste. Interdire une seule couleur, ça semble délicat...

– Oui, renchérit technocrate numéro deux, qui était un politologue apprécié des médias. Au-delà de cet aspect, je crois qu’il faudrait au moins interdire aussi le rouge, qui a toujours été le symbole de la révolution violente, du totalitarisme communiste. L’interdiction du jaune passerait mieux en interdisant aussi le rouge.

Le conseiller s’avança d’un pas. 

– Un premier sondage nous montre que l’interdiction du rouge ajoutée à celle du jaune nous ferait gagner entre quatre et six points de popularité.

Un sourire apparut sur le visage fatigué du président, puis se figea.

– Mais ne serait-ce pas encore plus compliqué d’interdire deux couleurs ? Parce que je viens de réaliser que de nombreuses couleurs sont le résultat d’un mélange, l’orange par exemple, ou le vert... Je me trompe ?

Le conseiller afficha un large sourire.

– Absolument, monsieur le président. Votre remarque est tout à fait juste. C’est pourquoi nous avons pensé à une autre solution. C’est la raison de la présence de monsieur qui est le créateur d’une start-up géniale, dit-il en désignant le jeune homme d’allure branchée.

Les mains du président s’agitèrent.

– Je ne m’y retrouve plus. Soyez clairs !

Le jeune homme s’avança d’un pas à son tour.

– Très simple, monsieur le président. Nous avons mis au point un logiciel qui permet de tout faire passer en noir et blanc. Ça repose sur le même principe que la 5 G, grâce aux ondes électromagnétiques et au réseau d’antennes relais... 

– Passez moi les détails techniques. Ça marche ?

– Nous ne l’avons testé que sur quelques objets, mais il n’y a aucune raison que ça ne fonctionne pas à plus grande échelle.

– Ça me parait intéressant, dit le président. Ça ne va pas coûter un pognon de dingue tout de même ?

– Nous avons établi un premier devis, dit le jeune homme.

– Ça représenterait l’équivalent de un pour cent d’augmentation de la CSG sur les retraites, précisa le conseiller. 

Le président balança la tête.

– Ça me parait jouable. Mais quid du drapeau national ?

– Notre logiciel permet de sélectionner des exceptions. C’est juste un peu plus compliqué à traiter.

Un bref silence s’installa, chacun attendant la décision du président.

– Donc, toute la France passerait en noir et blanc, dit celui-ci pensivement. Comme dans les années cinquante-soixante...

Sans doute songeait-il aux vieux films.

– Ça a de la classe, le noir et blanc, dit le conseiller. 

– Les CRS seraient en noir au lieu d’être en bleu. Ils auraient beaucoup d’allure, affirma le ministre de l’intérieur avec un enthousiasme non feint. Les barrettes argent brillant sur le noir.

– Euh... Ça rappellerait tout de même..., chuchota le conseiller.

Une sorte de malaise passa.

– On s’en fout de l’uniforme des CRS, s’emporta le président. Je veux tout en noir et blanc, à l’exception du drapeau national,  des entêtes des papiers officiels, ces feux rouges etc, le plus vite possible. Exécution

– Il y a aussi les cartes de police, dit le ministre de l’Intérieur.

– C’est bon, ne tergiversons pas. Je vous laisse le soin d’établir une première liste de dérogations. On pourra la compléter plus tard.

Les ennuis du président commencèrent le soir même.

Alors qu’il s’amusait à zapper sur les chaînes TV pour vérifier que tout était bien passé en noir et blanc, même les chaînes étrangères, son épouse entra comme une furie dans le salon de son appartement élyséen.

– Mon tailleur Vuitton mauve est devenu noir. On dirait un truc de deuil. Et toutes mes autres fringues sont grises. Qu’est-ce qui se passe ? C’est un coup du pressing ?

– Il faudra que je t’explique, bébé. C’est un peu compliqué. Mais, on t’en rachètera et on mettra ta garde-robe sur la liste des exceptions. Tu seras la seule femme en couleurs du pays.

Elle eut l’air inquiète et posa la main sur le front de son époux.

– Tu vas bien ? Tu n’aurais pas...

– Mais non, mais non. Ne t’inquiète pas avec ces histoires de fripes. Tout sera réglé demain. Je vais voir ça avec le type qui a conçu le logiciel. Ecoute donc !

Sur le petit cran où s’affichait le sigle de BFM, un personnage s’agitait.

– Les hypothèses les plus farfelues ont été émises sur cette disparition soudaine et simultanée de toutes les couleurs qui affecterait l’ensemble de l’hexagone et quelques régions frontalières. Les fake news se multiplient. On parle d’extra-terrestres. Fly Rider le leader bien connu des gilets jaunes, dont une partie sont noirs, d’autres gris ou blancs, a même déclaré qu’il s’agissait d’une agression chinoise et iranienne marquant le début de la troisième guerre mondiale. 

– Quelle bande d’abrutis, dit le président avant d’éteindre le téléviseur.

Pour se détendre, il décida d’aller faire un tour, incognito, avec des lunettes teintées et une casquette pour passer inaperçu, pour voir à quoi ressemblait le quartier des Champs-Élysées en noir et blanc. Il venait d’atteindre l’angle de la rue de Marigny quand son portable vibra dans sa poche.

– Monsieur le président ?

C’était la voix du conseiller.

– Monsieur le président, je voulais vous informer que nous avons un bug un peu gênant. Ça devrait être réglé d’ici quarante-huit heures, mais il semble que, dans quelques cas heureusement rares, la décolorisation affecte...

À cet instant, la communication fut coupée. Le président vérifia. Il n’avait plus de batterie. Il haussa les épaules. Quel besoin ce crétin avait-il de le déranger pour un bug insipide ?

Ce fut en contemplant la vitrine d’une galerie d’art, où toutes les nuances des tableaux avaient viré au gris, qu’il prit conscience du désastre. Non pas en raison de cette transformation car la peinture ne l’intéressait pas, mais parce que la vitrine lui renvoya son image. Son visage était devenu intégralement noir comme l’anthracite. 

Il poussa un cri d’effroi qui résonna dans toute la rue et s’élança en courant en direction de l’Élysée. Un couple de policiers le bloqua dans son élan.

– Où il va comme ça, le bronzé ?

– Mais, à l’Élysée, je suis le président !

– Et moi, je suis le pape. 

Un gradé s’approcha.

– Il a ses papiers, le bamboula ?

Il n’avait pas songé à les prendre. Un président a-t-il besoin de présenter ses papiers ?

Il tenta de protester, mais les deux premiers policiers l’empoignèrent.

– Appelez un car et envoyez moi ça en centre de rétention de Joinville, conclut le gradé.

Avec un sourire sadique, il donna une petite tape sur l’épaule du président.

Mon pote, tu vas en voir de toutes les couleurs ! 

Gérard Delteil