Publié le Dimanche 28 septembre 2014 à 07h42.

Ossip Mandelstam, martyr de la poésie

En décembre 1938, le poète Ossip Mandelstam mourait déporté en Sibérie. Il avait écrit un poème contre Staline où il dénonçait « le montagnard du Kremlin, le bourreau et l’assassin de moujiks ». Sa déportation, sa mort sont significatives de la chape de plomb mise par la contre-révolution stalinienne sur l’effervescence intellectuelle des années révolutionnaires.

Ossip naît, en 1891 à Varsovie, alors sous domination russe tsariste, dans une famille juive. Les parents rêvent d’assimilation et de modernité et donc de Saint Pétersbourg où ils s’installent dès 1897. Ossip pourra entrer au lycée mais pas à l’Université en raison des quotas réservés aux juifs. Après des études en Europe occidentale, il se fera baptiser en 1911 pour pouvoir suivre des études au département des langues de l’Université de Saint Pétesbourg.

Durant cette période, il devient membre de la fameuse « Guilde des Poètes » et commence à publier des poèmes qui lui vaudront une reconnaissance nationale dès 1912. Au lycée, il s’était également lié aux « socialistes révolutionnaires » mais ne sera jamais un militant. Pis, quelques années plus tard, après avoir approuvé la révolution de Février 1917, il désapprouvera celle d’Octobre et publiera un poème contre « le joug de violence et de haine » puis un autre sur « le crépuscule de la liberté ».

 

Un poète indépendant à travers révolution et contre-révolution

La vie d’Ossip mériterait d’être étudiée en elle-même pour lutter contre tous les pseudo-historiens qui ont décrit la période révolutionnaire russe (1917-1927) comme équivalente ou antichambre de la période stalinienne, alors que la création artistique continua à être intense. Mandelstam n’émigrera pas, il persistera à déclarer son hostilité au régime bolchevique mais pourra continuer à publier et à travailler. Il occupe pendant une courte durée un emploi au Commissariat du peuple à l’Instruction, à Moscou. Ses recueils de poèmes ne rencontrant que peu de succès, il pourvoit à ses besoins en écrivant des livres pour enfants et en traduisant Upton Sinclair et Jules Romains.

Lors de la grande famine de 1920, il se réfugie en Crimée où il est dénoncé comme « rouge » et arrêté par les Blancs en tant qu’espion. Il parvient à fuir et est à nouveau arrêté en Géorgie par les mencheviks, mais relâché.

A son retour à Moscou, il refuse un petit déjeuner avec Trotsky, non par hostilité au grand dirigeant révolutionnaire mais par méfiance maladive pour le pouvoir en général. De 1921 à 1927, il continue à travailler mais ne peut publier, en 1928, que grâce au soutien de Boukharine.  La contre-révolution stalinienne est à l’œuvre et les « autorités » culturelles et politiques mettent en doute – à raison – sa loyauté envers le régime. A une enquête, il répond : « Je me sens redevable à la Révolution, mais je lui apporte des dons dont elle n’a pas encore besoin ». S’ensuit une campagne de diffamation et la rupture de Mandelstam avec la littérature officielle stalinienne. Son calvaire allait commencer…

 

Le martyr et le développement du mythe du poète maudit

C’est en Crimée qu’Ossip Mandelstam écrivit en 1925 « Le bruit du temps », où il y évoque la Petersburg prérévolutionnaire et sa formation de poète. C’est en Crimée qu’il épia les « pas du siècle, le bruit et la germination du temps ». En 1933, de retour d’Arménie, encore bouleversé par le suicide de Maïakovski, il travailla à son « Entretien sur Dante » et commença à rédiger  son « Epigramme à Staline » : une rupture définitive, dont le prix à payer sera la mort.

 « Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds,

À dix pas personne ne discerne nos paroles.

On entend seulement le montagnard du Kremlin,

Le bourreau et l’assassin de moujiks.

Ses doigts sont gras comme des vers,

Des mots de plomb tombent de ses lèvres.

Sa moustache de cafard nargue,

Et la peau de ses bottes luit.

Autour, une cohue de chefs aux cous de poulet,

Les sous-hommes zélés dont il joue.

Ils hennissent, miaulent, gémissent,

Lui seul tempête et désigne.

Comme des fers à cheval, il forge ses décrets,

Qu’il jette à la tête, à l’œil, à l’aine.

Chaque mise à mort est une fête,

Et vaste est l’appétit de l’Ossète. »

Il récita son épigramme à son ami Boris Pasternak en lui déclarant qu’« il n’y a rien que je déteste autant que le fascisme, sous toutes ses formes » Et pour que les choses soient encore plus claires, il gifla l’écrivain officiel Alexi Tolstoï qui l’avait fait exclure de toutes les associations d’écrivains.

Arrestation, confiscation des manuscrits, interrogatoires dans la sinistre prison de la Loubianka, il ne sauva sa peau qu’en raison du soutien de personnalités pas encore condamnées (Pasternak, Boukharine), mais fut relégué à Voronej (à 500 kilomètres de Moscou) avant d’être déporté. En définitive, le poète fut condamné en 1938 pour activités contre-révolutionnaires trotskystes à 5 ans de travaux forcés au goulag en Sibérie. Malade et épuisé, il mourut le 28 décembre de cette même année lors d’une épidémie de typhus et son cadavre fut jeté à la fosse commune.

A ses bourreaux, il dédia ces vers :

« En me privant des mers et de l’élan et de l’aile,

En donnant à mon pied l’assise de la terre violente, 

Qu’avez-vous obtenu ? Brillant calcul :

Vous ne m’avez pas pris ces lèvres qui remuent. »

Ossip mena une vie sexuelle très libre, avant, pendant et après la révolution. Il eut de nombreuses maîtresses et muses dont la poétesse bisexuelle Marina Tsvetaieva, mais surtout une compagne et complice de tous les combats, Nadejda (« Espoir » en français). C’est elle qui comprit que ce n’était pas seulement la vie d’Ossip qui était en danger mais son œuvre entière. Aussi, dès les années trente, elle entreprit d’apprendre par cœur les poèmes de Mandelstam et de disperser et cacher ses archives. Pour finir, elle fit passer l’œuvre en contrebande aux Etats Unis puis, en 1970, révéla au monde littéraire ébahi l’étendue de l’isolement de son mari et les persécutions subies dans une biographie magistrale, « Contre tout espoir », montrant le courage et la témérité de leur couple quand « il était minuit dans le siècle ». Elle décrivit le martyr du poète après les grandes purges de 1936 et contribua au développement du mythe de Mandelstam.

 

L’acméisme et la richesse de l’œuvre de Mandelstam

Si la vie et le destin de l’œuvre d’Ossip Mandelstam se prêtent à merveille à la légende du poète maudit en raison de sa misère, de sa persécution par les séides de Staline, de son martyre ultime au goulag, puis de son triomphe posthume et de son influence sur de grands écrivains contemporains (Celan, Brodsky, Grünbein, Heaney, Nabokov ou René Char), il ne faut pas oublier qu’il fut aussi un grand poète célébré avant et pendant la Révolution.

Dès 1912, Mandelstam créa, en compagnie d’Anna Akhmatova, un mouvement en rupture avec le symbolisme russe dominant : l’acméisme. Le mot tire son origine du grec acmé qui signifie « pointe, comble, apogée ». Toute une génération de poètes, constatant l’échec du symbolisme dans sa tentative de connaître l’inconnaissable et pour réagir à ses visions vagues, prôna un retour à la représentation concrète des choses. Mandelstam en particulier entendait substituer aux aqueuses évanescences des symbolistes la concrétude et la structuration cézannienne.

Pour les acméistes, l’œuvre d’art appartient au monde sensible qu’il faut aimer et dont il faut surtout aimer la merveilleuse existence : existence de l’être humain et des réalités de son cœur, de sa culture universelle, existence des plantes, des fleurs et des animaux sauvages, des forces de la nature. L’écriture doit être marquée par une recherche de l’équilibre et de la clarté, de la concision, de la sobriété et de l’harmonie.

Mandelstam accordait au « mot » une réalité à la fois acoustique et architecturale. « Les mots sont des pierres, voix de la matière autant que matière de la voix ». Il intitulera d’ailleurs son premier recueil de poèmes « La Pierre » (édité en 1912, enrichi en 1916 et réédité à Moscou en 1922 en même temps que « Tristia »). « Le bruit du temps », prose autobiographique sera publié à Leningrad en 1925. En 1928, avec le soutien de Boukharine, il réussit à publier « Le timbre égyptien » (prose), « Poèmes » et un essai « De la poésie ».

« Nous ne saisissons que par la voix

Ce qui nous a laissé là-bas sa griffure, a lutté,

Et nous promenons la mine durcie

A l’endroit que la voix désigne. »

Il put encore faire paraître son « Voyage en Arménie » dans une revue, en 1933, mais le reste de son œuvre restera sous la forme de manuscrits dissimulés et/ou dans la mémoire de Nadejda. Ses derniers poèmes parmi les plus beaux furent compilés dans « Les 3 cahiers de Voronej ». Ils commencèrent à circuler sous la forme de « samizdat » dans les années 1960 et n’en finirent plus d’être tapés à la machine ou copiés à la main et multipliés grâce au papier carbone. 

« Mon temps, mon fauve, qui pourra

Plonger au fond de tes prunelles ?

Qui de son sang recollera  

Les vertèbres de deux siècles ? »

Sylvain Chardon

 

Bibliographie

Ossip Mandelstam : « Voronej : 3 cahiers », Al Dante Editions, 12 euros (les derniers poèmes avant la déportation au goulag) ; « Le bruit du temps », Bourgois éditions, 6 euros.

Nadejda Mandestam : « Contre tout espoir, souvenirs », Tel Gallimard, 15 euros.

Ralph Dutli : « Mandelstam, mon temps, mon fauve », 608 pages, La Dogana, 30 euros. Une biographie exceptionnelle, illustrée de 135 documents d’époque.