Publié le Mercredi 4 mai 2022 à 12h15.

Petar & Liza, de Miroslav Sekulic-Struja

Roman graphique. Traduit du croate par Ana Setka et Wladimir Anselmen. Éditions Actes Sud, 172 pages, 28 euros.

Ex-Yougoslavie, juste entre l’éclatement des Balkans et avant l’apparition du téléphone portable. Sans doute à Zagreb mais aucune certitude. Quelque part entre peinture et littérature, une ode contemplative aux doux dingues dansant au bord d’une société mutante aux mille visages qui sent la catastrophe venir mais ne peut la formuler, même dans l’histoire d’amour entre la danseuse Liza et le poète Petar. Ça pourrait ne pas être une BD mais plutôt une suite de tableaux d’un peintre fourmillant de couleurs et de la vie d’avant, mais comme il y a une histoire et du mouvement, c’est une BD incontestable et rare.

Une vie de déglingue illuminée temporairement par l’amour

À l’armée, Petar écrivait les lettres d’amour de ses compagnons de chambrée, de véritables poèmes. Des brimades mais aussi des amis. À la démobilisation, Peter ne rejoint ni sa famille, ni ses amis d’avant, ni la faculté où il pourrait terminer ses études. Non, il préfère la vie de bohème dans les rues et les squats, des petits boulots improbables car, en plus de ses talents artistiques, il sait tout réparer. Il tente aussi vainement de terminer un « grand » roman. Un jour, il aperçoit Liza, tombe sous son charme mais il lui faudra des mois pour la rencontrer lors d’une soirée improbable. Commence alors une lumineuse idylle entre le poète vagabond et la jeune danseuse classique. Malgré les difficultés matérielles et les obstacles sociaux dans un monde en ébullition où la guerre menace, ils s’aménagent une vie de couple où chacun tour à tour travaille. Dans les rues, dans les bars, dans des cirques ou, tout simplement, dans les appartements, d’incroyables scènes chaotiques et truculentes se déroulent, témoignage d’une Yougoslavie où se mêlaient dictature et liberté. L’union entre Petar et Liza est peut être un rêve mais les démons qui les hantent ne meurent pas. La dépression de Petar fait son retour, d’abord insidieuse puis envahissante et destructrice. Petar se coupe du monde et Liza doit l’abandonner à son triste sort. Enfin peut-être…

Un récit multifocal

Point de « je » ou « nous » dans ce roman, c’est toujours quelqu’un d’extérieur qui raconte la vie de Petar et en dresse des tableaux où traine régulièrement un petit homme à chapeau melon à la Magritte1.

« Petar ? Je vois qui c’est, il est bien connu dans le quartier. Un gars sympa, un peu bizarre et taiseux, mais vraiment sympa. Et puis, serviable et pas mal habile pour réparer les choses et les machins, un grille-pain ou même une voiture, tout. Oui, il sort ou sortait avec Liza, une chic fille elle aussi. Ils se sont rencontrés quand il est revenu de l’armée, il y a quelques mois. Ça a tout de suite collé entre les deux. Après, je ne sais pas, ça fait un moment que je ne l’ai pas croisé. Il faudrait voir auprès de son pote Barrel, il doit bien savoir ce qu’il est devenu. »

Le croisement des récits dresse un portrait psychologique très fin de Petar mais peint aussi un portrait plein de nostalgie de la jeunesse croate d’avant les ravages de la mondialisation. On pense parfois aux grands romans russes, à Kundera, à Kusturica ou à la nostalgie de Stefan Zweig pour un monde disparu, mais ce ne sont que de fausses pistes semées par l’auteur pour mieux vous perdre et captiver.

Miroslav Sekulic-Struja, un auteur rare

Auteur de Pelote dans la poussière2, Miroslav Sekulić-Struja est donc de retour avec cet extraordinaire Petar & Liza. Un récit universel servi par ses talents de graphiste, d’illustrateur et de peintre. Dessinateur, peintre, miniaturiste, Sekulić-Struja a effectué un véritable travail de Sisyphe pour illustrer son histoire. Réalisée en couleurs directes à la peinture (acrylique, gouache), chaque case regorge de détails. « Grandes compositions pleine page, savant agencement déconstruisant les actions, passages muets répondant à des blocs de texte, etc., le découpage virevolte et change d’allure au besoin »3 du scénario. Ce roman graphique vous captivera pendant des heures et vous retournerez sur toutes les « cases » à de nombreuses reprises pour en découvrir la richesse graphique sans pour autant lâcher le scénario. Cette Yougoslavie quasi disparue vous captivera.

  • 1. René Magritte, peintre surréaliste belge dont l’influence fut énorme dans les Balkans.
  • 2. Actes Sud BD, 2013.
  • 3. A. Perroud, Petar & Liza, sur bdgest.com.