Publié le Dimanche 26 février 2023 à 21h05.

« Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu’un désormais »

Le 10 décembre 2022, Annie Ernaux recevait le prix Nobel de littérature1. Ses lectrices et lecteurs ont été nombreuses et nombreux à éprouver une joie immense, comme s’il y avait eu, autour de ce prix, un phénomène d’appropriation collective pour toutes celles et ceux qui, à travers le monde, ont gagné à la lecture de ses livres « plus de conscience, de force et de liberté »2. Nous l’avons rencontrée le 29 décembre, chez elle, à Cergy (le titre de l’interview est une phrase extraite du discours d’Annie Ernaux prononcé le 7 décembre à Stockholm avant la remise de son Prix Nobel de littérature).

 

L’Anticapitaliste : Quelle signification donnez-vous à ce Nobel et quelle est votre position vis-à-vis de cette récompense qui reconnaît la portée de votre travail et votre « place » dans la littérature mondiale, mais aussi qui, d’une certaine manière, vous fige dans le statut de « grande écrivaine » ? Au sujet de votre premier prix littéraire, le prix Renaudot pour la Place en 1984, vous avez écrit : « ce prix Renaudot m’a plongée dans une visibilité et une agitation médiatiques qui m’ont laissée étourdie, dépourvue d’émotion. Une pensée surnageait, une mélancolie, l’impossible ajustement entre mon succès personnel et la mémoire de mon père, de ceux de la lignée dont je suis issue, l’impossible réparation. Dans les jours et les mois qui ont suivi, j’ai mesuré que la véritable reconnaissance, c’était celle que les lecteurs éprouvaient en lisant La Place, ces phrases que, comme ils me l’écrivaient, ils auraient pu dire. Cela, c’est le prix qui l’avait permis en élargissant le cercle des lecteurs par-delà les frontières3. » Souscrivez-vous toujours aujourd’hui à ce constat ?

Il y a toujours de ça, oui. Lorsque j’ai eu le Renaudot, ça a été un raz-de-marée autour de moi, et ça a été très difficile à vivre. Là je suis un peu plus aguerrie. Mais la première phrase qui m’est venue, quand j’ai su que j’avais le Nobel, ça a été « Je vais faire face », comme si c’était effectivement une épreuve à franchir. Recevoir le Nobel a été un grand bouleversement pour moi, dans ma façon d’être écrivaine. Écrire a toujours été pour moi une activité publique, bien sûr, je pouvais témoigner de façon à la fois littéraire et politique, dans certaines occasions, mais jamais je n’avais envisagé de pouvoir un jour représenter par ma seule personne « toute la littérature », pendant un moment au moins, une heure, une journée, et d’être donc au centre de l’attention par tout ce que j’ai écrit. Je ne parle jamais de « mon œuvre », car ce n’est jamais fini et d’un seul coup, là, j’avais quand même l’impression qu’il y avait quelque chose qui était formé, qui était enfermé et qui s’appelait effectivement « l’œuvre ». C’était une sensation nouvelle.

La première chose qui me vient aux lèvres, c’est de dire que c’est une responsabilité. C’est difficile de dire autrement à partir du moment où on est au centre de l’attention, et cette responsabilité est certainement dans les prises de position que je peux avoir par rapport à la marche du monde. Dans mon écriture, ça continuera d’être une recherche, et non pas « je fais un livre de Nobel », ça n’a pas de sens. Mais on me demande d’apporter ma voix, beaucoup plus qu’auparavant.

Vous commencez votre discours de Stockholm, prononcé lors de la remise du prix, par un rappel de cette phrase, notée dans le journal intime de vos 22 ans : « J’écrirai pour venger ma race ». Est-ce qu’il s’agit d’une première formulation d’une conscience de classe ? Est-ce qu’on peut aussi la lire comme l’expression d’une revanche féministe ? Et même, a posteriori, avec ce Nobel, comme celle d’une revanche sur l’invisibilisation des femmes écrivaines dans l’histoire littéraire, surtout en France, et d’un espoir pour les femmes qui écrivent aujourd’hui et pour toutes celles qui viendront après ?

Oui, exactement, c’est la formulation d’une conscience de classe. Simplement, ce n’est pas le mot qui m’est venu à l’époque, car j’étais plongée dans Rimbaud et qu’il avait utilisé le mot « race » en disant « Je suis de race inférieure de toute éternité »4. Je m’en suis emparée. Quand j’ai écrit cette phrase, je ne pensais pas que j’aurais à la justifier soixante ans plus tard ! Cependant, il est certain qu’elle signifie beaucoup, parce que figurez-vous qu’hier on m’a redonné l’enregistrement d’une émission à laquelle j’avais participé en 1989 – j’avais écrit Une femme l’année précédente. Dans cette émission, je la cite, cette phrase, tout tranquillement. Cette persistance me stupéfie. Cela montre bien que c’est là le nœud, l’origine pour moi de l’écriture.

Mais quand j’écris cette phrase, à vingt ans, il n’y a pas l’idée de venger ma condition de femme. Cette phrase est écrite dans mon journal avant mon avortement. Bien sûr, j’ai déjà connu ce que je raconte dans Mémoire de fille, mais à cette époque, je ne pense pas du tout que c’est un viol, même avec Simone de Beauvoir à la clef. Je pense simplement que je suis quelqu’un qui ne sait pas se conduire dans le monde. En fait, c’est ça, je ne sais pas quoi faire avec les hommes, je ne sais pas me conduire avec eux, ça c’est ce que je ressens. La conscience féministe m’est venue après. Elle est venue d’une accumulation : subir un avortement clandestin, à l’époque, c’est quelque chose d’énorme ; c’est encore la faute des filles : l’avortement, le viol, on est toujours dans la faute. Puis arrive Mai 68. J’ai subi aussi évidemment le fait que je me marie, que je suis obligée de faire le ménage, et tout le reste : tout ça s’accumule, et puis à un moment, je me mets à écrire. Je fais un lien entre mon avortement, que je raconte dans les Armoires vides, et mes origines de classe.

Évidemment, ce Nobel aujourd’hui, c’est aussi une revanche littéraire pour les femmes : étudiante, j’ai fait un mémoire sur le Surréalisme, j’ai tout de suite été frappée par le fait qu’il n’y avait que des hommes. Les femmes étaient là, à leurs côtés, comme des inspiratrices. Il y a quand même dans le Manifeste du surréalisme une phrase effrayante : « Puis l’essentiel n’est-il pas que nous soyons nos maîtres, et les maîtres des femmes, de l’amour, aussi ? » On a minimisé cette phrase, on en a nié la gravité, comme souvent.

J’explique dans la Femme gelée pourquoi je n’étais pas éduquée pour être une femme soumise. Enfin, l’être un moment, c’est sûr, mais ensuite refuser de l’être car cela allait trop contre l’éducation que j’ai reçue. C’était pour moi important, à Stockholm, de dire cela5.

Lorsque vous vous qualifiez d’« immigrée de l’intérieur », est-ce que cette expression renvoie à la question de l’usage de la langue, à la conscience d’avoir été arrachée à la langue maternelle pour apprendre une langue scolaire, académique, dominante, avec en même temps l’intériorisation d’une forme de mépris de classe pour la langue de l’enfance et des parents ? Est-ce l’expression d’une solidarité spontanée et nécessaire avec les immigréEs ? Un journaliste du Point écrit à votre sujet : « La romancière, Prix Nobel, venge sa “race” en écrivant, sans toutefois renoncer aux honneurs du monde d’en haut, peuplé de ces “dominants” qu’elle pourfend ». Qu’est-ce que vous lui répondez ?

Il y a forcément les deux, c’est-à-dire que c’est bien sûr le sentiment de ne pas être de la même « race » que par exemple, certains clients bourgeois de mes parents, ou encore les filles de la bourgeoisie qui fréquentaient l’école privée où mes parents m’avaient inscrite. C’est le sentiment qu’il s’agit d’êtres très, trop différents de moi : l’idée de « race » s’impose alors à moi. Par exemple, ces gens étaient d’une propreté qui n’était pas celle de mes parents. Être en contact avec eux, cela provoquait chez moi, chez nous, le sentiment d’être dans un pays qui ne nous appartenait pas. Seul le quartier nous appartient, c’est « chez nous ». Il y a donc cette solidarité-là, oui, avec les immigréEs.

Ensuite, quand j’étais professeure de français dans des classes fréquentées par des enfants des classes populaires, il y a eu ce sentiment de reconnaître chez mes élèves la même rupture, la même déchirure que celle que j’avais éprouvée vis-à-vis de mes parents et de mon milieu d’origine. J’ai reçu beaucoup de manuscrits qui témoignent de ces trajectoires de celles et ceux que les sociologues ont appeléEs les « transfuges de classe », c’est une expérience qui marque.

Et aux journalistes qui me font un mauvais procès, je voudrais bien qu’ils m’expliquent de quelle façon être reconnue pour ce que l’on est et comment avoir une action sur le monde si vous restez à l’écart et dans l’obscurité. Ah, ce serait tellement mieux selon eux si j’étais restée « à ma place »… Ou si j’étais « reconnaissante » – c’est l’autre aspect –, ou comme diraient certains, si j’avais de la « gratitude »… Ce qui me fait toujours bondir ! Et eux, à qui diront-ils merci ? À leurs parents dont ils ont hérité ? On ne dit pas merci pour l’héritage ?

On sait quelle influence a eue la lecture de Pierre Bourdieu, notamment les Héritiers et la Reproduction, sur votre réflexion et votre démarche d’écrivaine, mais on sait peu de choses de votre lecture de Marx au début des années soixante… Dans vos réponses à un « Questionnaire de Proust » pour L’Express en 2006, à la question « La chanson que vous sifflez sous la douche ? » vous répondez : « L’Internationale, en faisant du repassage »

Oui, j’ai lu Marx en 1962-1963. Ça a été un fondement pour moi, les analyses de Marx, avant même la lecture de Bourdieu : je peux dire que j’ai été marxiste dans les années soixante… avant de me marier. Ma réponse sur L’Internationale dit bien ça. J’ai aussi fait cette réponse en hommage à ma mère, qui chantait le Temps des cerises en repassant…

J’aimerais revenir sur cette notion d’indicible, qui nourrit votre écriture. Dans votre discours de Stokholm, vous affirmez : « Quand l’indicible vient au jour, c’est politique. » Qu’est-ce que cet indicible ? Quel lien avec le politique ? Qu’est-ce qui rend selon vous la littérature politiquement « agissante » ?

Ce qui, pour moi, est indicible, c’est ce qui paraît tellement personnel qu’on ne peut pas le dire, l’écrire. C’est en rapport avec la honte, qu’elle soit sociale ou sexuelle. Or à partir du moment où c’est dit, comme dans pratiquement tous les textes que j’ai écrits, d’un seul coup, ça devient une question politique. C’est-à-dire que cela concerne tout le monde : c’est cela qui est politique, c’est le fait que ça concerne tout le monde. Je crois que tout indicible a une dimension politique.

La littérature agit au niveau intime, personnel : cela ne vient pas de l’extérieur. Les mots fraient leur chemin en vous, ils ont cette capacité à saisir quelque chose d’intime. Souvent, lorsqu’un texte nous révèle quelque chose sur nous-même, on a cette impression que le texte s’adresse directement à nous. C’est en ce sens que la littérature peut agir et changer le monde. Évidemment, ce n’est pas une action immédiate, c’est rare que cela précipite les gens dans la rue… Mais c’est une action profonde tout de même.

Il y a aussi toute une dimension de la littérature qui analyse les rapports entre les classes, les rapports économiques à une époque donnée : je pense à Balzac, à Zola ; mais aujourd’hui, peu de romancierEs s’inscrivent dans cette veine. Il y a Éric Vuillard qui le fait : son écriture est ancrée dans des périodes historiques, mais son analyse des mécanismes de classe nous invite sans cesse à faire le lien avec le présent ; c’est notamment le cas avec son livre la Guerre des pauvres, qui raconte une révolte populaire en Allemagne au XVIe siècle6. Vuillard écrit ce livre en plein mouvement des Gilets jaunes…

Quelle est la plus grande colère qui vous anime aujourd’hui, le combat politique le plus urgent selon vous actuellement ?

Ma colère la plus grande en ce moment, c’est surtout une crainte : elle est liée à la montée de l’extrême droite, la montée d’un désir pour un pouvoir contraignant et fort.

Pour ce qui est de la colère, c’est de voir à quel point les intérêts économiques prennent le pas sur tout, de voir à quel point beaucoup de gens galèrent, de voir qu’il y a une forme de mépris pour leurs vies. Il y a aussi la question écologique, c’est certain. Mais il y a dans le manque, dans la douleur sociale, une urgence telle que je crois que ça prend le pas sur les questions écologiques. Je ne veux pas dire du tout qu’il faille négliger l’écologie, mais je veux dire qu’il faut donner un toit, à manger, et c’est immédiatement. Les inégalités sociales sont encore plus importantes qu’avant, on est dans une course folle aux profits. Il y a urgence7.

Propos recueillis par Maya Lavault

  • 1. Voir « Annie Ernaux dynamite le Prix Nobel de littérature », L’Anticapitaliste, nov. 2022, n° 640.
  • 2. Pour reprendre les mots de l’autrice à la mort de Bourdieu : « Pierre Bourdieu est mort hier soir. C’est la première fois que j’éprouve une tristesse immense à la mort d’un intellectuel ou d’un écrivain. Quelqu’un qui a bouleversé les hiérarchies du monde, m’a donné à moi toujours plus de conscience, de force et de liberté. » (Extrait du Journal d’Annie Ernaux, 24 janvier 2002, Cahier de l’Herne Annie Ernaux, sous la dir. de P.-L. Fort, L’Herne, 2022, p. 256).
  • 3. Annie Ernaux, « Un prix. Que signifie recevoir un prix ? », texte publié à l’occasion de la remise du prix Yourcenar, Bibliobs (12 décembre 2017) et reproduit dans Cahier de l’Herne Annie Ernaux, p. 67-68.
  • 4. Arthur Rimbaud, « Mauvais sang », Une saison en enfer, avril-août 1873.
  • 5. « Très vite aussi, il m’a paru évident – au point de ne pouvoir envisager d’autre point de départ – d’ancrer le récit de ma déchirure sociale dans la situation qui avait été la mienne lorsque j’étais étudiante, celle, révoltante, à laquelle l’Etat français condamnait toujours les femmes, le recours à l’avortement clandestin entre les mains d’une faiseuse d’anges. Et je voulais décrire tout ce qui est arrivé à mon corps de fille, la découverte du plaisir, les règles. Ainsi, dans ce premier livre, publié en 1974, sans que j’en sois alors consciente, se trouvait définie l’aire dans laquelle je placerais mon travail d’écriture, une aire à la fois sociale et féministe. Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu’un désormais. » (Discours de Stockholm, 7 décembre 2022).
  • 6. Éric Vuillard, la Guerre des pauvres, Actes Sud, 2020, 80 p. Engels relate cette révolte dans la Guerre des paysans en Allemagne (1870).
  • 7. Cette interview a été réalisée fin décembre, avant le début de la bataille des retraites. Sur ce sujet, voir l’article qu’Annie Ernaux a publié dans le Monde diplomatique : « Relever la tête », le Monde diplomatique, février 2023, p. 1 ; p. 18-19.