Scénario Lisa Lugrin et Clément Xavier, dessins de Stéphane Soularue. Éditions Glénat, 157 pages, 22 euros.
Année 1916. Waco, une ville dynamique et « progressiste » du Texas invite la militante féministe (suffragette) Elizabeth Freeman à donner une conférence sur le droit des femmes. Son ami, le sociologue afro-américain W.E.B. du Bois, militant pour les droits civiques et l’égalité, s’inquiète de la disparition d’un jeune noir accusé du meurtre d’une femme blanche. Il lui demande de mener une enquête discrète pour retrouver le jeune homme. Tous les faits sont authentiques et nous donnent la première BD « intersectionnelle » chez un grand éditeur, où le féminisme ultra présent se confond avec la lutte pour l’égalité, amplifiant cette dernière. Un « Black Lives Matter » du début du vingtième siècle en quelque sorte !
Qui étaient Elizabeth Freeman et W.E.B. du Bois ?
Alors qu’elle est emprisonnée à Waco, Elizabeth Freeman relit son engagement militant. Née en 1876, en Angleterre, elle grandit dans la pauvreté. Elle aide une femme battue par un policier. Toutes deux sont immédiatement arrêtées. Sa compagne de cellule l’attire dans le mouvement pour le droit de vote des femmes, dans lequel elle apprend l’art de faire campagne, tenir des discours en public, communiquer avec les médias et recruter. Elle part aux États-Unis, où elle travaille directement pour le droit de vote des femmes, et devient célèbre par son courage et son antiracisme qui permet aux femmes noires de se mélanger aux femmes blanches pendant les manifestations, comme celle de 1913 entre New York et Washington. Son rapport pour la NAACP1 sur le lynchage de Jesse Washington la propulse au premier plan, avant qu’elle ne tombe dans l’oubli.
W.E.B. du Bois est né le 23 février 1868 à Great Barrington, aux États-Unis. Après avoir été diplômé de l’université Harvard, où il fut le premier afro-américain à y obtenir un doctorat, il devint professeur d’histoire, de sociologie et d’économie. Du Bois fut l’un des fondateurs de la NAACP en 1909 et de son journal The Crisis. Fervent défenseur du panafricanisme et de l’indépendance des colonies africaines, lui aussi a été injustement oublié. Outre un récit bouleversant et engagé, les auteurEs remettent sur le devant des scènes des héros de la lutte pour l’égalité. Merci à eux.
Plongée dans l’Amérique ségrégationniste bien-pensante
L’affaire Jesse Washington a particulièrement marqué les esprits aux États-Unis, et seule l’entrée en guerre des USA contre l’Allemagne occulta les conséquences que ce lynchage aurait dû provoquer dans le pays. En plus de la simple ignominie du lynchage, les bourreaux n’hésitèrent pas à documenter leur méfait. Des cartes postales de chaque étape du lynchage furent éditées pour la population locale. Elles montraient le corps de la victime, martyrisé puis carbonisé et découpé. Leur publication dans la presse nationale grâce à l’enquête périlleuse d’Elizabeth Freeman à Waco via le journal antiraciste The Crisis causa un véritable électrochoc au sein de la population étatsunienne. Encore de nos jours, « Waco 1916 » reste une blessure vivace dans la société. Spike Lee y fait encore référence dans son film BlacKkKlansman.
La suffragette va en effet prendre beaucoup de risques pour récupérer d’abord les négatifs des photos monstrueuses, auprès du photographe local M. Gildersleeve, payé par les braves gens, puis les procès-verbaux du « jugement » rendu par le juge Munroe. Elizabeth, à un moment de son enquête, cernée par la foule ameutée par le KKK, ne devra son salut qu’à l’aide d’une autre suffragette et à l’émeute de la population noire de la ville.
Le dessin comme pratique sonore
Le récit en lui-même est centré sur le personnage de la suffragette, jeune femme intelligente que l’on voit progresser dans son enquête de manière habile, au fil des rencontres et d’un peu de manipulation/séduction des hommes qu’elle croise. « Des petites scènes drôles émaillent son parcours et font délibérément alterner des moments de légèreté et les points culminants dans la découverte de l’horreur. »2 La découverte du lynchage fait basculer l’album dans l’horreur. Les scénaristes et le dessinateur utilisent habilement un artifice pour amortir le choc. Ils ne montrent directement qu’une des photos du lynchage et se servent des dessins d’une petite fille qui a assisté à toute la scène, à la folie criminelle de la foule de racistes (une BD dans la BD).
Le dessin de Stéphane Soularue reste simple dans la mise en scène des personnages. Il joue habilement avec les lumières expressives dans les moments d’émotion, ou pour rendre les scènes nocturnes sous une lune blafarde encore plus impressionnistes. « J’aime le rythme dans la pratique du dessin, l’alternance entre des moments de grande application, de délicatesse du trait et des instants où le dessin claque, la ligne s’échappe et ça fait du bruit. »3
Une BD qui vous poursuivra longtemps après avoir refermé l’album.