Publié le Mardi 2 février 2016 à 14h47.

Crise porcine et spécificité des crises agricoles

Les crises se succèdent dans l’agriculture, une production après l’autre, la dernière en date ayant été celle du cochon. Leurs mécanismes et modes de résolution diffèrent de ceux de l’industrie, mais les logiques capitalistes n’y sont pas moins déterminantes.

Quand les producteurs de porc descendent dans la rue pour réclamer des prix qui couvrent les coûts d’exploitation et leur permettent de vivre, ils ne font que défendre leur droit à un emploi et à un salaire décent, un combat dont nous sommes solidaires. Cette solidarité est un préalable à toute intervention sur une autre agriculture si nous voulons être entendus. Certains paysans gagnent bien leur vie, mais d’autres sont réellement en faillite.

Cette crise a défrayé un temps la chronique, puis les manifestations ont cessé, on a parlé un temps des négociations avec le ministère – et puis silence jusqu’à la prochaine. On peut cependant s’attendre à ce qu’en février les membres du gouvernement visitant le salon de l’agriculture soient mal accueillis, d’autant qu’en plus du porc ce sont toutes les filières de l’élevage, viande et lait, qui rencontrent des difficultés.

Mais revenons à nos cochons : si les manifestations d’éleveurs de l’été dernier ont été au départ dirigées contre les pratiques de la grande distribution et de l’agro-industrie qui refusaient d’augmenter les prix, avec des méthodes disons tapageuses, allant jusqu’à vider les rayons des supermarchés des barquettes de « cochon étranger », on a rapidement assisté à un véritable détournement de colère par les dirigeants de la FNSEA, avec la complicité du gouvernement, jusqu’à étouffer le mouvement.

Les centaines de tracteurs qui ont envahi Paris le 3 septembre 2015 n’étaient pas une étape ni un renforcement de la lutte. Ils sifflaient la fin de la partie. Ceux qui ont regardé ces tracteurs énormes et coûteux n’ont pas vu beaucoup d’éleveurs : dans les élevages hors sol, on n’a pas besoin de ces grosses machines. Ils ont vu de gros céréaliers mobilisés par la FNSEA, soi-disant au nom de la solidarité paysanne, en fait pour marquer la reprise en main d’un mouvement qu’il fallait chevaucher pour le récupérer et l’instrumentaliser.

 

L’impasse du productivisme

Quand s’ouvrent les négociations avec le gouvernement, les grands groupes de l’agroalimentaire et de la distribution, cibles des premières manifestations, sont vite exonérés de leurs responsabilités. Et pour cause : une part importante de la transformation est aujourd’hui contrôlée par des coopératives administrées par des dirigeants de la FNSEA. La Cooperl est, à égalité avec Bigard, le principal acteur dans la filière porcine : la coopérative et l’entreprise privée représentent à elles deux 40 % du marché. Même constat dans la filière laitière, les métiers du grain, le commerce des semences, engrais et produits phytosanitaires, sans oublier le Crédit agricole qui offre quelques jetons de présence aux notables syndicaux.

Le raisonnement du syndicat majoritaire et celui des pouvoirs publics sont identiques : on ne saurait remettre en cause le dogme de l’économie de marché et nos engagements internationaux interdisent tout protectionnisme. Dans ce contexte il est impensable d’augmenter les prix, il faut plutôt les réduire pour gagner des parts de marché. La réponse est donc : gains de productivité, ce qui passe par la concentration des opérateurs dans des usines à viande au prix de nouveaux investissements, par l’allègement des charges jusqu’à l’exonération des cotisations sociales sur les salariés et par la « simplification administrative », entendez moins de contrôles sanitaires et un relèvement des seuils pour permettre des élevages géants.

Message reçu par le ministre de l’agriculture qui répond toujours aux sollicitations des productivistes, démontrant l’imposture des discours officiels sur les orientations agro-environnementales. Pourtant la course à la compétitivité est une impasse puisque chaque pays va continuer à « comprimer les charges » au détriment de la rémunération, de la protection sociale et des conditions de travail des paysans et des salariés, en aggravant les pollutions et sans le moindre souci du bien-être des animaux.

 

La fabrication des crises agricoles

L’histoire de l’agriculture est jalonnée de crises. Dans le passé, au cours des dernières décennies du XIX° siècle, les mauvaises récoltes provoquaient des disettes dans certaines régions ou tout au moins des hausses de prix insupportables pour les classes populaires. Les progrès des transports et du stockage y ont mis fin dans les pays économiquement développés, même si subsistent des poches de misère, mais la malnutrition voire la famine affectent toujours les pays du Sud comme les émeutes de la faim en témoignent. La spéculation et l’écrasement des paysanneries locales par les grands pays exportateurs n’y sont pas pour rien, mais les conditions climatiques dégradées jouent aussi un rôle dévastateur.

Les crises que nous vivons aujourd’hui en Europe sont d’une autre nature. Ce ne sont pas les crises de surproduction classiques qui affectent régulièrement, en cas de récolte abondante, les produits qui se prêtent mal au stockage comme les fruits et légumes. Certes elles n’ont pas disparu, mais les mécanismes d’intervention et de retrait, moralement contestables quand une partie de la population peut difficilement s’offrir cinq fruits et légumes par jour, sont efficaces : on déverse moins de choux-fleurs et d’artichauts devant les préfectures qu’il y a un demi-siècle.

Lorsqu’il y a surproduction, elle est provoquée par les acheteurs qui ont intérêt à un effondrement des prix. Cette affirmation peut sembler bizarre, mais les grands groupes industriels ont besoin de quantités considérables d’œufs, de lait, de viandes et bien sûr de sucre pour élaborer les plats transformés qui constituent une part grandissante de la consommation, sur la table familiale et dans la restauration collective. Sans même parler de l’aspect gastronomique, ceux qui achètent des centaines de milliers de tonnes et se voient à leur tour rogner leurs marges par la grande distribution (qui détient aujourd’hui 70 % du marché de l’alimentation) considèrent que chaque centime compte.

Pour le lait comme pour la betterave sucrière, c’est la fin des quotas qui entraîne une surproduction voulue. Pour d’autres produits, animaux ou végétaux, c’est la mise en concurrence des producteurs de différents pays qui permet de peser sur les prix ; en pleine crise porcine, on a entendu Bigard expliquer que si on lui imposait 1,40 € le kilo de viande, il achèterait ses cochons en Espagne ou en Allemagne. Car il ne faut pas s’y tromper, la concurrence est essentiellement interne à l’Europe, même si quelques pays émergents comme le Brésil et l’Ukraine viennent sur les marchés. Des marchés d’autant plus artificiels qu’ils ne se limitent pas aux primeurs de saison : un même pays peut importer des pommes ou de la volaille et en exporter des quantités équivalentes.

Le tournant vers l’exportation a amplifié la déstabilisation. La concurrence ne joue plus seulement sur le marché intérieur, il faut être compétitif pour gagner des parts de marché ou se maintenir au niveau mondial. On en a vu les conséquences pour l’aviculture bretonne, mais deux secteurs qui ne semblent pas affectés par la crise, les céréales et en partie la viticulture, n’échappent pas aux restructurations et aux concentrations. Il faut disputer les grands marchés aux autres pays exportateurs : USA, Canada, Argentine, Australie et pays de la Mer noire pour le blé destiné à la Chine et aux pays arabes. C’est pire pour le vin où la compétition conduit à s’adapter aux goûts supposés de la clientèle internationale (nous avons échappé de peu au rosé de coupage) et à revenir sur trente ans d’amélioration de la qualité pour faire à nouveau « pisser la vigne ».

 

Aux origines de la crise du cochon et des autres…

On ne peut guère parler de surproduction. Alors que la tendance dans les pays développés est à la baisse de la consommation de viande, celle-ci semble répondre davantage à la diminution du pouvoir d’achat qu’à des préoccupations écologiques ou à des recommandations médicales. En effet les viandes moins chères, porc et volaille, sont les moins affectées par cette baisse qui profite par ailleurs aux œufs et aux produits laitiers, secteurs pourtant en crise. En porc, la balance commerciale de la France est équilibrée en tonnage et déficitaire en euros car elle exporte des viandes fraîches et importe de la charcuterie, dont la consommation progresse et pour laquelle les Espagnols sont moins cher.

La colère contre les importations est donc mal orientée, même si on peut comprendre qu’une balance commerciale largement excédentaire grâce aux exportations de vin et de céréales ne console pas le producteur de tomates ou de melon qui voit, en pleine récolte, déferler les produits andalous. Les côtelettes des grandes surfaces peuvent être de cochon étranger, autant de viande de porc français est consommée dans d’autres pays. Apposer des étiquettes « origine France » n’est qu’une mascarade ne garantissant en rien la qualité, une production industrielle ne valant pas mieux qu’une autre.

Incendier des camions réfrigérés à la frontière espagnole, ou pire, comme en juillet 1990, brûler vifs des moutons dans une bétaillère attise les haines sans rien résoudre. Le jeu import-export n’est qu’un moyen parmi d’autres que se donnent les opérateurs pour faire baisser les prix des matières premières, l’objectif étant de pousser à la création d’usines à produire du lait, des œufs ou de la viande afin de fournir les conserveries et autres fabriques de plats cuisinés. Avec la circonstance aggravante, par rapport aux productions végétales, de l’horreur de l’univers concentrationnaire et des souffrances imposés aux animaux.

 

La complicité de la FNSEA

L’arrivée de Xavier Beulin, tenant de l’agriculture capitaliste et promoteur des agrocarburants, à la tête de la FNSEA, a mis fin à la fiction de la défense de tous les paysans ; ses prédécesseurs étaient des petits éleveurs, même si leurs multiples casquettes complétaient bien leurs revenus. Le mythe de l’unité paysanne est tombé.

La situation des éleveurs de porcs ne diffère guère de celle du reste des paysans, sauf que l’agriculture industrielle y est plus développée, avec davantage de salariés. Une minorité est constituée d’investisseurs à la tête d’élevages très performants ; ils bénéficient de subventions et d’exonérations de cotisations sociales et peuvent gagner de l’argent malgré des prix à la baisse. Un petit nombre, orienté vers des productions labellisées, tire son épingle du jeu. Quand la majorité, des exploitations familiales (la plupart des groupements et sociétés restent dans ce cadre) employant ou non des salariés, est condamnée à grossir ou à disparaître, sachant qu’il n’y aura pas de place pour tout le monde.

Gérard Florenson