Publié le Mardi 7 juin 2016 à 07h42.

Nucléaire, chronique d’une décadence

Dépendant dès sa conception, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, d’intérêts politiques et économiques étroitement imbriqués, l’industrie française du nucléaire, bâtie sur un mensonge d’Etat, est en déclin depuis au moins le début des années 2000. Elle est maintenant arrivée à bout de souffle.1

Alors que l’Etat français et EDF renflouent le groupe Areva en situation de quasi faillite, salariés, contribuables et usagers sont appelés à payer le prix de la restructuration à plusieurs milliards d’euros de la filière nucléaire française.

Parallèlement, confrontée à une fronde sans précédent en interne, EDF a une nouvelle fois repoussé la décision finale de construire deux nouveaux réacteurs EPR outre-Manche, à Hinkley Point (un projet qui apparaît de plus en plus comme une fuite en avant aux conséquences incalculables). Le nucléaire français, à bout de souffle, est confronté à un choix impossible : ou fermer les réacteurs sans avoir mis en place les solutions alternatives, ou les prolonger dans des conditions de sûreté extrêmement dégradées.

Comment en est-on arrivé là ?

 

Soixante ans de mensonges d’Etat

La politique nucléaire s’est développée pour que la France possède la bombe atomique et devienne le chef de file international de cette énergie. Ainsi, de Gaulle, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale et après les deux explosions de Hiroshima et Nagasaki, « comprend immédiatement que l’atome est vital, qu’il garantira à la France une double indépendance. D’abord militaire mais aussi énergétique. » C’est dans le plus grand secret que débute l’aventure. En octobre 1945, est signée l’ordonnance créant le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), dont les missions sont de diriger « les recherches scientifiques et techniques en vue de l’utilisation de l’énergie atomique dans divers domaines de la science, de l’industrie et de la défense nationale ». Ainsi le nucléaire, dès ses origines, mélange les genres militaire et civil, implique des enjeux géostratégiques, politiques et économiques.

Pour maîtriser l’ensemble du cycle du nucléaire, tant militaire que civil, il convient de pouvoir produire son propre combustible. Il est dès lors décidé en 1958 de construire une usine militaire d’enrichissement d’uranium à Pierrelatte. Parallèlement, les centres de recherche se développent. Le centre de Cadarache, près de Manosque, est créé en 1960. Neuf réacteurs expérimentaux sont mis en service pendant les années 1960, 

Mais c’est le plan Messmer, après la crise pétrolière de 1973, qui lance le modèle énergétique vers le tout-nucléaire. Le mirage d’une électricité abondante et à bas coût, et les profits que la construction et l’entretien du parc induisaient, ont rapidement conquis à la cause les élites industrielles. Pour certains secteurs, notamment celui du bâtiment, le programme gouvernemental était une aubaine puisqu’il prévoyait à court, moyen et long terme des chantiers colossaux dont les contrats se chiffraient en milliards de francs.

De Pompidou en passant par Giscard d’Estaing et Mitterrand, 52 réacteurs vont parsemer le territoire pour produire plus de 75 % de l’électricité nationale. Mais ce parcours commence à être sérieusement entaché d’accidents. En 1979, se produit d’abord l’accident nucléaire de Three Mile Island, aux Etats-Unis. En 1980, survient à la centrale nucléaire de Saint-Laurent (Loir-et-Cher) le plus grave accident recensé en France. Mais c’est surtout la catastrophe de Tchernobyl, le 26 avril 1986, qui va marquer un tournant dans l’évolution du nucléaire.

 

Un débat verrouillé au service d’une industrie opaque

Remettre en cause le nucléaire au regard du principe de précaution, pour parer aux contaminations, aux risques sanitaires ? Un « tabou » ! Il n’est pas question de discuter la « pertinence » du choix nucléaire. L’opacité légale qui encadre les affaires touchant au nucléaire, classées « secret industriel » ou « sûreté nationale », permet aux exploitants d’omettre les détails gênants du programme et de cultiver ainsi le secret sur les incidents touchant les sites en exploitation. Pour Stéphane Lhomme de l’Observatoire du nucléaire, le choix du nucléaire est « une option politique et même idéologique avant d’être une option industrielle ». Ainsi, il est « hors de question » pour l’Etat français d’admettre qu’il « se trompe ». « C’est la fuite en avant », le nucléaire est une « raison d’Etat ».

Au fil des décennies, le nucléaire est devenu la chasse gardée des militaires et des nucléocrates, ces brillants ingénieurs des Mines, eux aussi peu enclins à la transparence. « L’immense pouvoir que représente la maîtrise de l’énergie se retrouve entre les mains d’une technostructure, d’une extrême minorité qui perpétue son pouvoir en occupant tous les postes clés, autorités de contrôle comme l’ASN, industriels (Areva, EDF), ministère, enseignement supérieur. Et bien sûr l’Elysée où, depuis de Gaulle, tout se décide dans la plus grande opacité. »

 

Années 2000, le déclin du nucléaire et les privatisations 

Avec 388 réacteurs nucléaires en activité, auxquels s’ajoutent 43 réacteurs en « arrêt longue durée » après Fukushima, le choix nucléaire reste celui de quelques pays qui, malgré leur puissance, sont loin de représenter une majorité de la population mondiale. En 2013, les cinq grands pays nucléaires (Etats-Unis, France, Russie, Corée du Sud et Chine) ont produit à eux seuls 68 % de l’électricité nucléaire mondiale. L’âge moyen des installations continue d’augmenter. Plus de 170 réacteurs (44 %) ont dépassé l’échéance des trente ans et 39 celle des quarante ans. Compte tenu de la pyramide des âges des réacteurs dans le monde, le nombre de ces derniers devrait stagner dans les années qui viennent.

Au fil des parutions des statistiques annuelles, on constate de plus que la part du nucléaire dans l’électricité mondiale décline continuellement depuis 2001, bien avant Fukushima, passant de 17 % alors à 9 % aujourd’hui. C’est donc un véritable effondrement, qui va implacablement se poursuivre au fil des fermetures de vieux réacteurs (plus de la moitié des 400 réacteurs sur Terre ont dépassé trente ans). Il y a certes 72 réacteurs en construction, mais une bonne quinzaine sont en chantier depuis 20, 25, 30 ou même 40 ans comme à Watts Bar (USA). Pour les autres, sachant qu’il faut en moyenne 15 ans pour mettre un réacteur en service, on peut donc tabler sur quatre mises en service par an, ce qui ne compensera même pas les fermetures. La France ne fait pas exception, condamnée à voir vieillir ses installations et incapable de faire émerger les EPR basés sur une technologie des années quatre-vingt et véritable gouffre financier.

C’est dans ce contexte international et national qu’a été décidée l’ouverture du marché de l’électricité à la concurrence. La loi n° 2000-108 du 10 février 2000 plaçait EDF en situation de concurrence. La directive 2003/54/CE du 26 juin 2003 prévoyait l’ouverture du marché au 1er juillet 2004 aux clients professionnels puis, à compter du 1er juillet 2007, à l’ensemble des consommateurs.

L’industrie nucléaire marchait désormais sur trois pattes, EDF, Areva (regroupant CEA Industrie, les sociétés Cogema, Framatome ANP, Technicatome, STMicroelectronics) et l’Andra pour la gestion des déchets, et s’ouvrait aux actionnaires. Une telle évolution a eu des conséquences immédiates sur les salariés.

Côté emploi, les deux géants nucléaires français ne font pas dans le détail. Après la perte de plusieurs milliers d’emplois programmée par Areva l’année dernière, assortie d’un plan d’économies d’un milliard d’euros, EDF a à son tour annoncé en ce début 2016 la suppression de 3500 emplois en France dans les trois années à venir. Cela représente environ 5 % des effectifs de la firme en France. Côté sécurité, la main-d’œuvre qualifiée commence à manquer. En effet le personnel expérimenté atteint l’âge de la retraite, les départs anticipés se multiplient pour cause de nouvelles méthodes managériales chez EDF et la sous-traitance augmente. Les intervenants extérieurs sont passés de 20 % au début des années quatre-vingt à près de 80 % des activités de maintenance. En outre, quarante années de production ont provoqué une accumulation de déchets radioactifs. Environ 85 % du volume des déchets radioactifs produits annuellement ont pour origine la production d’électricité. Cela représente environ 2 kilogrammes par an et par habitant. La production française annuelle est de l’ordre de 50 000 tonnes (toutes espèces confondues, soit 20 à 25 000 m3). Plus les années passent, plus le coût de la gestion de ces déchets explose. Et les conséquences environnementales impactent d’ores et déjà les générations futures.

 

La recherche sur les énergies renouvelables phagocytée par le nucléaire 

Dans son rapport publié le 31 janvier 2012 sur le coût de la filière électronucléaire, la Cour des comptes pointait du doigt le vieillissement des centrales car on « n’a plus le temps de construire des solutions nucléaires de remplacement ». Ainsi, les charges d’exploitation du parc nucléaire français ont couté 8,9 milliards d’euros à EDF en 2010.

Toujours d’après le même rapport, les montants concernant les coûts passés et actuels de la filière électronucléaire fixent à environ 188 milliards d’euros les dépenses entre 1945 et 2010. La mise en place et la construction de la filière nucléaire française ont nécessité un investissement de 121 milliards d’euros. La recherche a quant à elle bénéficié de 55 milliards (près d’un milliard par an, le nucléaire monopolisant ainsi environ 90 % du budget recherche de l’énergie en France). S’y ajoutent 12 milliards pour la construction, le fonctionnement et l’arrêt de Superphénix. Enfin, les coûts de construction, d’exploitation et de fermeture du stockage Cigéo à Bure sont, eux, estimés entre 13,5 et 16,5 milliards d’euros répartis sur plus de 100 ans. Chiffres pharamineux à rapprocher du budget du logement social. 

On voit le peu de crédit qu’il convient d’accorder à la thèse d’une « renaissance du nucléaire », en matière de production électrique en tout cas. Avec cette technologie vieillissante, onéreuse et opaque, la question n’est donc plus de savoir s’il y aura un accident nucléaire en France mais quand il aura lieu. Comme le souligne Marie-Christine Gambérini, « il est désormais clair que la sortie de l’électronucléaire ne se fera pas sans rupture. Il faut arrêter de se cacher derrière des scénarios et des études de faisabilité, comme si l’on disposait encore de décennies devant nous pour éviter le pire et comme si exiger une chance de survie équivalait à réclamer la lune, voire frôlait l’indécence. Si l’on avait réalisé ne serait-ce que le centième des études de faisabilité, pratique et financière, pour construire les centrales nucléaires qu’on en réclame pour les fermer, l’industrie électronucléaire n’aurait jamais vu le jour ! »

 

Dominique Malvaud

 

  • 1. L’auteur tient à remercier Marie-Christine Gambérini pour ses nombreux travaux et écrits sur le sujet.