Publié le Vendredi 19 août 2016 à 08h20.

BRICS : Les partenaires junior de l’impérialisme

Leur réaction au coup d’Etat qui s’est produit au Brésil1 prouve que les puissances identifiées comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) ne représentent pas une alternative à l’impérialisme américain [article traduit de l’anglais par Régine Vinon].2

Le 12 mai dernier, le gouvernement démocratique brésilien, dirigé par le Parti des travailleurs (PT), a été victime d’un coup d’Etat. Que vont faire les autres pays du BRICS ? Rester l’arme au pied alors que les réactionnaires qui ont pris le pouvoir au Brésil se rapprochent des puissances de l’Ouest, heureux de tenir au chaud le siège de Dilma Rousseff au sommet des BRICS à Goa, en Inde, dans cinq mois ?

Ici, en Afrique du sud, peu de gens espèrent que le gouvernement de Jacob Zuma (ANC, Congrès national africain) réagisse de façon constructive sur la scène internationale. Faire des vagues ne lui semble pas opportun au moment où les agences de notation Standard & Poor et Fitch sont en visite en Afrique du sud, en train de décider si elles dégradent la note du pays à un statut spéculatif à haut risque3, comme ils l’ont fait pour le Brésil à la fin de l’année dernière.

C’est une honte, car ces deux dernières semaines offraient d’excellentes opportunités pour une rébellion diplomatique : des révélations ont impliqué la CIA dans l’arrestation et la détention pendant 27 ans de Nelson Mandela. Ce n’est pas à vrai dire une surprise : le département d’Etat a conservé Mandela sur sa liste de surveillance terroriste jusqu’en 2008. A la suite de ces révélations, le porte parole de l’ANC, Zizi Kodwa, a accusé la CIA de n’avoir jamais arrêté ses opérations dans le pays : « elle intervient encore aujourd’hui, la CIA collabore encore avec ceux qui veulent que le régime change. »

 

Les BRICS et l’Empire 

Le porte-parole du responsable des Affaires étrangères d’Afrique du sud, Clayson Monyela, a répondu aux accusations de Kodwa en assurant que les relations de son pays avec les Etats-Unis « sont fortes, chaleureuses et cordiales ». Mais la dénonciation de l’impérialisme faite par Kodwa a touché une corde sensible. L’affirmation selon laquelle l’éviction de Rousseff démontre que les BRICS prétendument anti-impérialistes sont l’objet d’une offensive soutenue des Etats-Unis est maintenant reprise un peu partout. Des commentateurs comme Eric Draitser, Pepe Escobar, Paul Craig Roberts et Hugo Turner, de même que des officiels du Venezuela et de Cuba, reprennent tous à leur compte cette accusation.

A une question du quotidien italien Il Manifesto, demandant pourquoi « un groupe de députés d’organisations de droite s’est rendu à Washington avant les derniers votes [de l’impeachment] », un fondateur du Mouvement des travailleurs sans terre (MST), Joao Pedro Stedile, a répondu : « Temer va faire en sorte que son gouvernement permette aux Etats-Unis de contrôler notre économie par l’intermédiaire de leurs entreprises... Le Brésil fait partie des BRICS, et un autre objectif est de tourner le dos à une alliance Sud-Sud. »4

Une autre version de cette prétention anti-impérialiste a été entendue lors de la conférence du 13 mai du mouvement Conscience noire sud-africaine : le Brésil et l’Afrique du sud sont considérés par les puissances impérialistes de l’ouest comme le maillon faible de la chaîne des BRICS. La stratégie de l’impérialisme est d’en finir avec les présidents qui soutiennent le processus des BRICS. Il travaille avec les oppositions internes pour que le régime change. L’éloquent commentateur sud-africain Siphamandla Zondi, qui dirige l’Institut pour le dialogue mondial (un des principaux instituts de politique étrangère du pays), partage le même point de vue. Zondi défend le projet des BRICS et conteste l’argumentation mise en avant par moi-même et d’autres, selon laquelle les BRICS jouent actuellement un rôle de sous-impérialisme dans l’économie globale et reproduisent les inégalités à la fois dans leurs propres pays et dans le Sud. Dans un « challenge » posté sur Facebook, il demande aux observateurs de reconnaître que « l’impérialisme a, à l’époque moderne, adopté le racisme, le capitalisme sauvage et le patriarcat comme modèles ».  

 

Non au coup d’Etat, non à l’impérialisme  

Rousseff est à l’évidence victime d’un coup d’Etat. J’espère que le peuple brésilien va se soulever contre ce gouvernement intérimaire illégitime. Mais affirmer que le coup d’Etat est un produit de l’impérialisme, comme Zondi et d’autres le prétendent, demande un peu plus de circonspection.

Les documents de Wikileaks révèlent que Temer a été une taupe pour le département d’Etat américain il y a dix ans. Washington le trouvait incompétent, sans idéologie, et le considérait comme un politicien opportuniste. De fait, nous avons connu ici un problème identique, avec l’espion vedette Moe Shaik, qui a joué un rôle clé vis-à-vis de la banque de développement des BRICS.

Mais comme preuve concrète que les Etats-Unis soient à l’origine du coup d’Etat au Brésil, cela semble insuffisant. De plus, Rousseff a elle-même démenti un tel rôle de l’impérialisme US une semaine après sa destitution, auprès du journal Russia Today : « Je ne crois pas à une interférence extérieure dans ce qui arrive aujourd’hui au Brésil. Il n’y en a pas. La situation à laquelle nous sommes confrontés est arrivée sans une telle ingérence. » Pressée par le journaliste, elle répéta son affirmation. Il était clair qu’elle faisait porter à la vieille oligarchie du pays la responsabilité de son renversement. Ce qui a été renforcé par des révélations ultérieures sur les motivations locales des comploteurs.

En outre, l’imbrication de racisme, de patriarcat et de capitalisme mondialisé n’est pas aussi évidente que cela a pu l’être à une époque. Ainsi, lorsque les alliés d’Obama ont fait tomber le gouvernement du Honduras en 2009, c’est un homme noir et une femme qui à Washington ont soutenu le coup d’Etat de l’élite capitaliste locale contre un démocrate progressiste. Des préoccupations de même type ont été exprimées à propos du rôle d’Obama dans le continent africain, en ce qui concerne l’Africa Command5. Mais le rôle des BRICS dans ces jeux de pouvoir géopolitiques ne doit pas être minimisé.

Les Etats-Unis sont encore plus dangereux du fait des fonctions géopolitiques sous-impérialistes que le président Zuma accepte régulièrement, comme son approbation du bombardement de la Lybie par l’OTAN, qui conduisit au changement de régime en 2011, son soutien à Israël même lors des meurtres de masse de civils de Gaza ou son accueil à bras ouvert des manœuvres militaires américaines, jusqu’à se vanter ouvertement que les troupes sud-africaines servent Obama « les bottes sur le terrain ».

Ce n’est pas que l’impérialisme le plus cru se soit évaporé. Considérant juste les années 2009-2012, lorsque Hillary Clinton était ministre des affaires étrangères, le rédacteur du Washington’s Blog, Eric Zuesse, a fait le compte d’incursions américaines répétées au Honduras, à Haïti, en Afghanistan, en Libye, en Syrie et en Ukraine (et l’on pourrait ajouter le Paraguay). Mais en dépit de cette liste impressionnante d’interventions américaines, « les manœuvres de renversement de régimes dans le reste du monde noir », ainsi que l’exprime Zondi, ne sont pas si fréquentes. Il n’y en a pas besoin en ce moment, en particulier en Afrique où les pouvoirs politiques locaux sont déjà inféodés à Washington.

 

Multilatéralisme néolibéral

Pour dire les choses simplement, « le racisme, le capitalisme sauvage et le patriarcat » associés à l’impérialisme américain du 20e siècle ont été largement remplacés par le multilatéralisme néolibéral d’Obama, un style de gouvernance que les BRICS ont accepté, sans opposition de leur part. Il n’y a pas de quoi s’en réjouir. Le multilatéralisme néolibéral a rendu les BRICS beaucoup moins à même de viser quelque intervention Sud-Sud qui aurait un caractère positif. 

De fait, l’éviction de Rousseff le démontre clairement et le nouveau régime de Temer devrait tenter à tout prix de restaurer sa position dans le monde. La dérive vers l’Ouest annoncée la semaine dernière par le ministre des affaires étrangères de Temer, José Serra, ainsi que l’agenda néolibéral de la politique intérieure, suggèrent que ce sera le cas.

Mais alors qu’il est évident que Serra va devenir plus actif que ne l’était Dilma Rousseff en tant qu’allié sous-impérialiste des Etats-Unis, celle-ci a de  toute façon été très discrète sur le front de la politique extérieure, à part une rhétorique anti-yankee occasionnelle (comme lorsqu’elle apprit d’Edward Snowden qu’Obama avait surveillé son téléphone et sa messagerie électronique). 

Ainsi que le regrettait récemment le commentateur intelligent et généralement pro-BRICS, Oliver Stuenkel : « Rousseff a échoué à mettre en place quelque chose qui ressemblerait à une doctrine de politique étrangère. La politique étrangère du Brésil depuis 2011 a été avant tout modelée par l’ahurissante indifférence de la présidente envers tout ce qui touche à l’international, et l’incapacité des responsables de politique étrangère à convaincre Rousseff que cette politique étrangère pouvait servir à des fins intérieures, ainsi que [les deux présidents précédents] Lula et Cardoso l’ont si habilement montré. »

Serra, d’un autre côté, a promis que « la priorité serait donnée aux nouveaux partenaires en Asie, notamment la Chine, ce phénomène économique du 21e siècle, et l’Inde. Nous nous efforcerons de moderniser nos échanges bilatéraux avec l’Afrique, notre grand voisin de l’autre côté de l’Atlantique (…) Nous profiterons également des opportunités offertes par les forums inter-régionaux avec d’autres pays en voie de développement, tels que les BRICS, pour accélérer les échanges, les investissements et le partage d’expériences. »

 

Sous-impérialisme

Parmi ceux qui voient le Brésil en victime de l’impérialisme, beaucoup pensent que le pays, avec les autres BRICS, joue un rôle progressiste sur la scène globalisée. Zondi a brièvement développé ce point de vue pour le journal Cape Times : « la plateforme des BRICS est devenue la plus puissante pour la poursuite d’une réforme mondiale (...) Le Brésil a été une voix cruciale dans les débats mondiaux sur la réforme de la gouvernance internationale, y compris le FMI et la Banque mondiale, et pour des revenus équitables pour le monde en développement dans les négociations commerciales mondiales. Le Brésil a défendu des conditions de travail décentes, la souveraineté alimentaire, une contribution plus importante de l’Ouest pour répondre au changement climatique, la justice environnemental et la fin de l’écologie impérialiste. Il a également plaidé en faveur du devoir de protection. Nous pourrions maintenant regretter tout cela. Le Brésil joue un rôle important dans l’effort actuel visant à transférer le pouvoir global, des puissances coloniales et de leur diaspora en Amérique du Nord vers toutes les régions du monde. C’est un partenaire clé dans la coopération Sud-Sud. »

De nombreux Sud-africains sont impressionnés par les BRICS, mais la réalité de l’action globale du Brésil est moins rose. Dans les questions multilatérales plus importantes, les élites des BRICS ont œuvré contre les intérêts de la majorité dans le monde et contre l’environnement. Il suffit de considérer l’action du Brésil au sein du Fonds monétaire international (FMI). Il s’est battu depuis 2010 pour reconfigurer le pouvoir décisionnel dans cette institution. Son poids a ainsi été fortement augmenté, de 23 % (37 % pour la Chine, 11 % pour l’Inde, et 8 % pour la Russie). Ce n’est pas une mauvaise chose. Mais l’arrangement s’est fait au détriment des pays africains : le Nigeria a ainsi perdu 41 % de son poids dans les votes, la Libye 39 %, le Maroc 27 %, le Gabon et l’Algérie 26 %, et même l’Afrique du Sud a reculé (de 21 %). « Les BRICS contre l’Afrique »semble une façon plus réaliste de décrire le rôle du Brésil dans la réforme de la gouvernance du FMI.

Les manœuvres brésiliennes dans les autres institutions mondiales, y compris l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui est actuellement dirigée par le brésilien Roberto Azevedo, ne sont pas moins dommageables. D’après la chaîne Third World Network (TWN), plutôt favorable aux BRICS, le Brésil s’est accordé à l’OMC avec les Etats-Unis et l’Union européenne pour s’assurer que l’Inde n’obtienne pas ce qu’elle proposait afin de maintenir ses subventions aux aliments, ce qui dans les années à venir entraînera de grandes souffrances pour des dizaines de millions de paysans indiens. Ainsi que Chakravarthi Raghavan l’a souligné sur TWN, « à la veille de Nairobi, le Brésil a abandonné unilatéralement l’alliance du G20 pour rejoindre les Etats-Unis et l’Union européenne, en jouant contre la Chine et l’Inde », sans parler des pauvres dans le monde.

Bien sûr, le comportement du Brésil n’est pas exceptionnel. La Chine et la  Russie bloquent avec persistance les efforts du Brésil, de l’Inde et de l’Afrique du sud afin de devenir membres permanents du Conseil de sécurité. Le fait est que la solidarité inter-BRICS, sans parler d’une solidarité plus large Sud-Sud, est difficile à trouver dans la réalité. 

La question du rôle du Brésil dans le combat contre la crise environnementale mérite également une analyse plus poussée. En 2009, Lula a soutenu – avec les Etats-Unis, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud – l’accord de Copenhague qui a invalidé les objectifs contraignants du Protocole de Kyoto et contenait des objectifs de diminution d’émissions de gaz à effet de serre sans ambition aucune, en ruinant cette même année le processus engagé à l’ONU. De plus, au sommet de la terre de Rio en 2012, Rousseff s’est fait le porte-voix de l’approche pro-business de « l’économie verte », rejetée par la plupart des pays du Sud. Elle s’est également montrée fière d’avoir signé l’accord sur le climat de Paris, en 2015, un accord qui garantit un réchauffement mondial catastrophique et qui désormais empêche légalement les victimes climatiques du Sud de poursuivre les pays du Nord pour leur dette climatique.

Le Brésil a aussi joint ses forces à l’UE – contre la Bolivie – afin d’« ouvrir les mêmes brèches du marché du carbone qui ont sapé le dernier accord sur le climat », selon Oscar Reyes de l’Institute for Policy Studies. Celui-ci relève que « l’accord de Paris autorise explicitement les pays à comptabiliser comme les leurs les réductions d’émissions d’autres pays, en utilisant l’euphémisme "résultat des réductions transférées internationalement". »

Enfin, l’affirmation selon laquelle le Brésil « a également plaidé en faveur du devoir de protection » ne tient tout simplement pas la route. Considérons Haïti et le rôle que des pays comme le Brésil sont chargés d’accomplir dans le « devoir de protection ». Comme l’explique Mark Weisbrot (un sympathisant du PT), « l’occupation de Haïti par l’ONU est en réalité une occupation américaine, ce n’est pas plus une force multilatérale que la "coalition des volontaires" avec laquelle George W. Bush a envahi l’Irak. Et elle est en outre difficilement plus légitime. Cette force a été envoyée en 2004, après qu’un coup d’Etat avait renversé un gouvernement démocratiquement élu. Loin d’assurer la sécurité des Haïtiens après ce coup d’Etat, la mission de l’ONU à Haïti est restée l’arme au pied quand des milliers d’Haïtiens qui avaient soutenu le gouvernement élu ont été tués, et des responsables du gouvernement constitutionnel, emprisonnés. »

En dépit de son « devoir de protection » onusien, le Brésil n’a rien fait pour dénoncer ou s’opposer aux crimes de l’occupation, notamment des viols et abus sexuels d’enfants haïtiens par des soldats de l’ONU.

Pendant ce temps, à Johannesburg, la rhétorique aux allures de gauche de la Luthuli House (siège de l’ANC) n’est rien d’autre que de la poudre aux yeux jetée par les politiciens. Lorsque les leaders de l’ANC accusent le courageux protecteur des citoyens, Thuli Madonsela, d’être un agent de la CIA, ou bien déclarent que le programme « Mandela Washington Fellowship »6 de l’ambassade US entraîne des jeunes en vue d’un « changement de régime », ils se donnent une apparence anti-impérialiste. Mais en réalité, Washington n’a aucun désaccord avec Pretoria. L’ANC a toujours excellé dans l’art de parler à gauche et de marcher à droite. L’empire américain est réel et oppresseur, mais cela ne doit pas empêcher une appréciation claire et critique du véritable rôle des BRICS dans le monde.

Patrick Bond

 

  • 1. Voir, dans notre numéro 76 de mai 2016, l’interview de Ricardo Antunes, « Destitution de Dilma Rousseff : que se passe-t-il au Brésil ? »
  • 2. Cet article est paru initialement sur le site de la revue étatsunienne Jacobin, https ://www.jacobinmag.com/2016/…Patrick Bond est professeur d’économie politique à l’université de Witwatersrand à Johannesburg et professeur honoraire à l’université de KwaZulu-Natal. Il a coédité l’ouvrage « BRICS : An Anti-Capitalist Critique », paru en 2015 chez Haymarket Books.
  • 3. A la note BB+, échelon le plus élevé pour les dettes jugées de cette nature.
  • 4. http ://ilmanifesto.global/joao-pedro-stedile-its-time-to-mobilize/ Issu d’une dissidence du PC italien à la fin des années 1950, « Il Manifesto » continue à se réclamer du communisme.
  • 5. Le commandement militaire des Etats-Unis pour l’Afrique (AFRICOM).
  • 6. L’administration Obama le présente comme un programme phare de l’Initiative en faveur des jeunes dirigeants africains (Young African Leaders Initiative, YALI) et il incarnerait la volonté d’Obama d’investir dans l’avenir de l’Afrique.