Publié le Dimanche 4 mars 2018 à 14h18.

Entretien avec Gilles Richard : Néolibéralisme et frontières fermées ne font pas bon ménage

Professeur d’histoire contemporaine à l’université Rennes 2, Gilles Richard est l’auteur d’une Histoire des droites en France de 1815 à nos jours, parue en 2017 chez Perrin. Nous lui avons demandé son point de vue sur l’éclatement et les divisions actuelles à droite.

Pour commencer, peut-on faire un état des lieux des droites en France aujourd’hui ?

Avant tout, il faut bien parler des droites. Comme je l’explique souvent, en particulier aux journalistes, la droite, ça n’existe pas.

Aujourd’hui, les droites sont dans une situation contradictoire. Elles sont à la fois victorieuses – le résultat des élections, c’est que les néolibéraux sont revenus au pouvoir – et en même temps, elles sont divisées. Les divisions n’ont même jamais été aussi fortes entre néolibéraux et nationalistes. Avant tout, parce que le clivage principal entre les différentes familles politiques ne porte plus sur la question sociale, mais sur la question nationale. C’est-à-dire sur la place que la France a dans le monde et plus particulièrement dans l’Union européenne. Est-ce qu’elle s’intègre et se dissout dans une Union européenne néolibérale ou est-ce qu’elle est repliée sur elle-même en un Etat-nation protégé par un Etat centralisé et fort ? C’est ce qui fait clivage aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, et c’est ce qui a infecté toute une partie des gauches (comme le montre une partie du discours de Jean-Luc Mélenchon).

Les Républicains payent la stratégie sarkozyste qui a consisté à vouloir capter une partie de l’électorat en tenant un discours de type sécuritaire-identitaire tout en défendant des positions européistes néolibérales. C’est la stratégie de Nicolas Sarkozy après le 21 avril 2002 puis, plus nettement encore, quand il prend en main l’UMP en 2005.  François Fillon est resté sur cette posture mais en « catholicisant » l’aspect identitaire.

Organiser l’UMP sur ces bases en 2005 n’était pas du tout ce qu’avait envisagé Alain Juppé quand il avait fondé « la Maison bleue » en 2002. Il s’agissait alors de créer ce qu’Emmanuel Macron et les Constructifs sont en train de faire : regrouper, autour du noyau giscardo-barriste et des chiraco-juppéistes convertis à l’Europe et au néolibéralisme, les radicaux menés par Jean-Louis Borloo, les démocrates-chrétiens, etc., et tenir une position « centriste », ou plutôt centrale, au sens partisan, entre les gauches en mauvais état et le FN.

Sarkozy a semblé l’emporter en 2007, profitant de la mauvaise campagne du « vieux », mais c’était en fait intenable dans la durée. On ne peut pas en effet être néolibéral, européiste, « mondialiste » dans le sens où le capitalisme libéral l’entend, et en même temps recréer des Etats nationaux forts avec des frontières fermées. Le système capitaliste « mondialisé » veut l’abolition des frontières économiques. Non seulement pour que les capitaux et les hommes circulent, notamment les travailleurs détachés, mais aussi parce que les résistances politiques de type démocratique se sont construites dans le cadre des Etats-nations. Dès lors, vider les Etats-nations de leur substance est une manière de liquider les acquis démocratiques et sociaux, certes imparfaits, incomplets, mais quand même assez considérables, surtout en France depuis la Révolution.

 

Donc, aujourd’hui, exit Sarkozy mais arrivée de Wauquiez à la tête de Les Républicains…

C’est là qu’intervient la différence entre familles politiques et partis politiques au sens strict. Les familles politiques, on peut les isoler les unes des autres : les néolibéraux ne sont pas les nationalistes qui ne sont pas les démocrates-chrétiens, etc. Mais ensuite, ces familles génèrent des forces politiques, les partis, qui ont leurs intérêts propres dans la conquête et l’exercice du pouvoir. Quand on est élu UMP/LR dans le Midi, c’est compliqué d’être macroniste à cause du poids de l’électorat frontiste. Si on veut récupérer les voix du FN au second tour, il faut tenir un discours qui permette cela. Et c’est là qu’il y a contradiction.

Laurent Wauquiez essaye de jouer sur le fait que le FN patine depuis quelques mois. Il veut reprendre la main, sur une ligne qui emprunte beaucoup au sarkozysme. Mais, selon moi, il n’y arrivera pas. S’il fait ce qu’il dit, les derniers néolibéraux qui restent à LR partiront – ils ont commencé : Xavier Bertrand, Jean-Pierre Raffarin, Dominique Bussereau, Alain Juppé... Il risque de régner sur un petit parti.

 

La famille nationaliste est surtout représentée par le FN. Comment se tire-t-elle de cette séquence électorale ?

Elle s’en tire bien mais pas aussi bien qu’elle l’avait espéré. Tout d’abord, il faut noter que jamais le FN n’a recueilli autant de voix au second tour d’une élection. Pourtant, on peut aussi dire que le FN a échoué – c’est vrai que Marine Le Pen a fait une très mauvaise prestation lors du débat de second tour. Il n’empêche que le FN a rassemblé un nombre colossal d’électeurs. Cinq fois plus qu’en 1984. En une génération, il a donc quintuplé son audience électorale !

Mais le FN est sur une position anti-Europe. Et même s’il y a bien un électorat anti-« mondialisation » très important dans les classes populaires et au-delà, cet électorat, quand il est confronté à la prise du pouvoir, a conscience que sortir de l’Union européenne ne va pas être quelque chose de facile. Et si les électeurs n’en étaient pas encore convaincus, le Brexit et ce qui s’est passé en Grèce sont là pour le leur rappeler. La sortie de l’euro avancée par Florian Philippot n’est pas apparue crédible. Plus le temps passe et plus le Brexit démontre que la sortie de l’UE est quelque chose qui coûte très cher. Ce qui s’est passé à gauche en Grèce et à droite au Royaume-Uni oblige le FN à repenser son discours sur la sortie de l’Union européenne. Et ce sera compliqué.

 

Revenons au macronisme et à cette droite néolibérale qui est arrivée au pouvoir.

Macron, c’est le nouvel homme fort des néolibéraux. Il a comme principale caractéristique, à la différence d’un Juppé, outre l’âge, de permettre un sensible élargissement de la famille néolibérale, de prendre acte qu’une large fraction des cadres socialistes sont des néolibéraux. Ils le sont devenus, progressivement mais résolument, durant les trente dernières années. 

L’évolution de Dominique Strauss-Kahn, Pierre Moscovici, Pascal Lamy, Laurent Fabius, Manuel Valls et tant d’autres se cristallise chez Macron. Il permet l’addition des néolibéraux qui viennent des deux grands partis politiques pendant trente ans pour recomposer une nouvelle force, La République En Marche – nouvelle force politique qui se met toutefois en place difficilement car c’est toujours compliqué de créer un parti... C’était l’objectif de Juppé en 2002 : mettre dehors les nationalo-souverainistes et intégrer Strauss-Kahn et d’autres. Macron est l’héritier de ce projet, associé à Édouard Philippe, héritier de Juppé.

 

Donc, c’est le « retour » des libéraux au pouvoir. Cependant le projet de Macron, ce n’est pas que le libéralisme économique, c’est aussi l’intégration de mesures de l’état d’urgence dans le droit commun.

Au pouvoir, les néolibéraux sont obligés de gérer l’ensemble de la société. Mais ce qui reste central à leurs yeux, c’est l’économie. Leur croyance et leur but, c’est que les règles du capitalisme soient la matrice des règles de toute la vie sociale. Le bonheur de l’humanité est à ce prix, prétendent-ils.

Mais les résistances sont fortes, d’où le recours à la répression. Le fait qu’ils soient « sécuritaires » n’est pas une nouveauté : déjà sous Louis-Philippe au 19e siècle... Sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, il y eut la loi Sécurité et Liberté. Sous Jacques Chirac, les mesures imposées par Pasqua puis Sarkozy au ministère de l’Intérieur. Même chose ensuite avec Valls. Toujours pour faire face aux résistances sociales. Si l’on faisait aujourd’hui un référendum pour demander aux Français s’ils pensent que les règles du capitalisme doivent dicter le fonctionnement de toute la société, on obtiendrait sans aucun doute une majorité de non.

 

D’où vient le néolibéralisme ?

Le néolibéralisme est issu des réflexions des patrons modernisateurs dans les années 1930, pendant la Grande Dépression et contre le Front populaire. Ils comprennent que le « laisser-faire, laisser-passer » classique ne peut plus fonctionner, surtout quand il existe un contre-modèle, le régime soviétique. Ils choisissent alors de totalement réévaluer le rôle de l’Etat comme instrument premier de défense des règles du « marché ». Le néolibéralisme, c’est mettre l’Etat au service direct du capitalisme. En août 1938, pendant le « Colloque Lippmann » qui réunit à Paris des grands patrons, des économistes et des intellectuels libéraux, se crée une organisation pour la promotion du néolibéralisme. Mais la guerre arrive et ce projet ne peut reprendre qu’en 1947 avec la création de la Société du Mont-Pèlerin, qui existe toujours aujourd’hui et occupe de fortes positions dans les institutions européennes.

 

Dans Histoire des droites en France,  il y a l’idée que la vie politique est structurée par des grandes questions. A la fin du 20e siècle, on est passé de la question sociale à la question nationale. Comment faire pour un retour à la question sociale ?

Même si on le déplore, la question nationale est devenue la question politique centrale. Pour deux raisons.

Première raison : la victoire des néolibéraux avec « VGE » et Raymond Barre a fait muter la place de la France dans l’Europe. Elle est devenue pleinement partie prenante d’une Europe néolibérale intégrée, qui se veut fédérale même si elle ne l’est pas encore. Ça a créé une situation nouvelle, en rupture complète avec le gaullisme.

Deuxième raison : les gauches se sont effondrées à cause du chômage de masse qui a brisé le vieux mouvement ouvrier. Ce chômage de masse est le fruit des mutations du capitalisme qui ont cristallisé durant les années 1970 et que Giscard d’Estaing et Barre ont accepté d’accompagner. Ce que les historiens appellent la troisième révolution industrielle (multinationalisation des entreprises, robotisation puis financiarisation) a conduit à ce chômage de masse structurel.

L’addition de ces deux phénomènes a fait que la question nationale est devenue la ligne de clivage essentielle de la vie politique. Les gauches ne sont plus capables d’imposer la question sociale comme terrain principal du combat politique. Elles sont en miettes. Cela n’empêche pas qu’il y a des millions de Français qui pensent que la question sociale est essentielle. Mais il n’y a pas de force politique suffisamment influente pour l’imposer comme a pu le faire le PCF à la Libération. Ou le Front populaire en 1936, époque où la question nationale était aussi posée par les ligues nationalistes mais les partis de gauche, portés par le puissant mouvement social du printemps 1936, furent alors assez forts pour imposer la question sociale comme la question politique centrale.

C’est finalement une question de rapport de forces dans la société tout entière. Aujourd’hui, l’infini pouvoir de séduction de la société de consommation et le chômage de masse figent la situation, obscurcissent les esprits, tétanisent les énergies. Comment inverser ce rapport des forces ? C’est le grand défi pour les femmes et les hommes de gauche aujourd’hui. Et la réponse ne sera pas simple à élaborer ! Tous les repères du mouvement ouvrier sont brouillés. La question écologique exige des mesures urgentes allant contre les intérêts des grands milieux d’affaires. Les nationalistes avancent à marche forcée. À l’inverse, des luttes sociales (toujours très longues) sont parfois victorieuses. La solidarité se construit de multiples façons avec les migrants. On expérimente de nouvelles relations humaines dans les ZAD. Qui l’emportera ?...

Propos recueillis par Sylvain Fauvinet