Plus un mensonge est gros, plus il passe. C’est ce qu’a dû se dire Jean-Michel Blanquer en laissant entendre, lors de l’une de ses très nombreuses interviews à la radio, que 99,9 % des enseignantEs étaient d’accord avec lui. Sauf que la mobilisation de l’ensemble des personnels de l’Éducation, depuis le 5 décembre, offre un démenti cinglant à la face du ministre. Retour sur un mouvement inédit par ses formes comme par son ampleur.
Aux sources de la mobilisation, on trouve le malaise enseignant. Si la formule est un peu trop convenue, force est de constater qu’elle recouvre en ce moment une réalité dans laquelle une très grande partie de celles et ceux qui travaillent au quotidien pour l’Éducation Nationale se reconnaissent. Une réalité confirmée par des données statistiques : l’augmentation significatives du nombre de démissions, d’une part, la diminution criante du nombre de candidatEs aux concours de l’enseignement, d’autre part.
Mais le symbole le plus tragique de ce malaise enseignant est le suicide de la directrice d’école maternelle Christine Renon, en septembre dernier. Suicide qui a suscité une vague d’émotion, pas seulement dans le 93 où elle exerçait, mais aussi de colère vis-à-vis de l’institution. Car face à cette crise existentielle enseignante, causée par la transformation de l’institution sur des bases ultralibérales, la meilleure réaction reste bien sûr la lutte.
Un besoin de revanche
Sous des formes diverses et marquées par les contradiction internes au milieu de l’Éducation, plusieurs mobilisations récentes ont préparé le terrain du sursaut social auquel on a assisté à partir du 5 décembre. Que ce soit le #pasdevagues dont l’un des aspects était de dénoncer le manque d’écoute de la hiérarchie, les Stylos Rouges, la lutte contre la loi dit de « l’école de la confiance » ou encore le mouvement inédit de grève du bac, tous ces moments ont contribué à remettre en lutte des personnes qui parfois s’en étaient éloignées ces dernières années.
Il est également nécessaire de souligner qu’au-delà de différences dans leurs modes d’action et dans leurs intentions le point commun à tous ces mouvements est qu’aucun n’a réellement obtenu satisfaction. Le climat parfois difficile d’exercice du métier ne s’est pas amélioré, les salaires ont continué de stagner, la mise au pas des statuts des enseignantEs est en marche et les réformes des lycées se sont mises en place à la rentrée, avec les dégâts que l’on avait prévus sur les conditions de travail…
À la veille du 5 décembre, l’ambiance dans les salles des profs et des maîtres était donc sur une ligne de crête entre défaitisme et envie d’en découdre, enfin, avec ce gouvernement et sa politique de sape.
Les retraites ou la goutte d’eau qui fait déborder le vase
L’annonce de la grève dans les transports a laissé du temps aux enseignantEs pour s’informer sur le projet de réforme des retraites alors mené par le peu regretté Delevoye. Peu à peu la phrase qui s’est imposée dans une profession excédée par tous les coups reçus ces derniers temps a été : « en plus, ils veulent nous enlever notre retraite. »
Ce sentiment que c’est l’attaque de trop est renforcé à mesure que les conséquences de la réforme pour les enseignantEs deviennent davantage connues. Et cela notamment grâce au travail de Sud-éducation puis du SNES qui mettent à disposition des simulateurs permettant de comparer le niveau des retraites avant et après la réforme. À cause du calcul sur l’ensemble de la carrière et des spécificités de la rémunération des profEs (relativement peu payéEs en début de carrière, mais bénéficiant d’une importante progression vers la fin) on arrive à une baisse moyenne de 800 € par mois dans le système à points.
Bien sûr, pour les militantEs sur le terrain, convaincuEs que c’était « le moment » il a fallu abattre quelques réticences, et en premier lieu le spectre de la grève de 2003, qui avait laissé chez les ancienNEs le souvenir d’une grève longue qui n’avait pas débouché sur une victoire. Il aura presque fallu davantage convaincre sur l’intérêt de lutter et l’espoir d’une victoire, que sur le fond de la réforme et ses conséquences néfastes.
Une grève forte qui a su se trouver des lendemains
Sur plusieurs des grosses journées, les chiffres de grève dans le secteur de l’Éducation ont battu les records de ces quinze dernières années. Avec notamment, près de trois quarts des enseignantEs en grève le 5 décembre, et des taux majoritaires le 17. Cette massivité retrouvée est le premier enseignement de la séquence.
Le second, c’est la capacité à inscrire la grève dans la durée. Partout, la reconduction est redevenue une vraie question, non plus théorique (prétexte dont certainEs collègues se servaient parfois pour ne pas investir les journées ponctuelles), mais comme une possibilité réelle. Avec les questions pratiques que cela pose, comme celle des caisses de grève, par établissement, par ville ou dans les syndicats qui jusque-là s’y refusaient comme le SNES.
L’inscription dans la durée, cela a été aussi le fait de faire durer le mouvement au-delà des vacances de Noël. Car malgré le mot d’ordre « pas de retrait pas de trêve », il est difficile de nier que cette période a constitué, de fait, une trêve de la grève pour l’essentiel des enseignantEs. La réussite indubitable de la journée du 9 janvier est donc importante, elle a montré que la détermination était toujours présente chez les enseignantEs, motivéEs par l’exemple des agentEs de la SNCF et de la RATP qui avaient su tenir le flambeau pendant la période de Noël.
Une réalité disparate selon les territoires
Ce tableau d’ensemble mérite cependant quelques nuances importantes. Car à l’échelle nationale, les réalités ont été fort différentes. Si en région parisienne, une partie des enseignantEs ont pu s’engager dans des formes diverses de reconduction, cela a été nettement moins vrai en région. On peut conjecturer que le voisinage avec la RATP n’y a pas été étranger, en servant de modèle mais aussi de point d’appui pour les grévistes francilienEs de l’Education. Les piquets de grève des métros et des dépôts de bus, notamment, ont permis de renforcer le mouvement.
Autres exceptions notables, dont on ne peut que regretter que l’on n’en ait pas plus entendu parler : les grèves ultra-majoritaires en Martinique et en Guadeloupe. À tel point que le ministère a du finalement reculer, acceptant de suspendre les suppressions de postes, ainsi que les épreuves du bac, en Martinique, suite à la mobilisation des enseignantEs.
Le rôle moteur des AG locales
Là où la mobilisation des enseignantEs a été forte, elle s’est structurée autour d’AG locales, le plus souvent à l’échelle de la ville. Parfois sous forme d’AG éducation inter-degrés, parfois sous forme d’AG interpro, même si dans les faits ces dernières sont composées souvent très majoritairement d’enseignantEs et structurées autour des collectifs inter-degré.
Au départ, il s’agissait avant tout de pallier le manque de travail de terrain des syndicats après le 5 décembre. Elles ont aussi permis de créer du lien entre les grévistes, y compris avec les autres secteurs.
Il semble cependant difficile de parler d’auto-organisation au sens strict. Pour cela, il aurait fallu que les AG s’emparent de la direction du mouvement, décident par elles-mêmes des dates de grève et de manifestation. Or elles se sont essentiellement calées sur le calendrier décidé par l’intersyndicale. On peut évidemment regretter qu’il n’y ait pas eu ce débordement par les AG, mais il faut cependant leur reconnaître leur utilité pratique, pour construire la grève au quotidien, en assumant un rôle de « comités de mobilisations ».
Cela s’est vu notamment dans les cortèges organisés par ces AG lors des journées de manifestations nationales. Chaque AG de ville ou presque s’est dotée de sa banderole, de ses chants, de sa fanfare ou batucada… Cette festivité retrouvée représente une vraie réappropriation de la rue, plutôt réjouissante dans un contexte où manifester n’était malheureusement plus une évidence.
Les promesses en carton de Blanquer
Embarrassé par une mobilisation des enseignantEs qu’il n’avait sans doute pas prévue, le gouvernement a donc sorti de belles promesses pour tenter d’acheter l’apaisement. C’est le fameux coup des 10 milliards, devant servir à une revalorisation « historique », étalée jusqu’en 2037.
Un baratin qui n’a convaincu personne. Au-delà du fait qu’en faisant les calculs, on voit que cette augmentation est finalement assez faible, c’est bien la confiance dans la parole ministérielle qui fait défaut. Fort heureusement, ces annonces n’ont engendré aucune inflexion dans la mobilisation et on peut même se demander si elles n’ont pas accru chez les personnels de l’Education le sentiment d’être pris pour des cruches.
Et ce n’est pas la suite qui change la donne, au contraire. Les 10 milliards deviennent 500 millions sur l’année 2021, sans garantie au-delà, puis finalement 200 millions dont une partie sera versée sous forme de primes au « mérite ». Et le Conseil d’Etat corrige sévèrement la promesse de maintien du niveau de pension des enseignantEs en la jugeant inconstitutionnelle.
La bataille des E3C, nouveau chapitre de la contestation
Évidemment, dans un contexte aussi explosif, il y avait peu de chance que les premières épreuves de 1ère du nouveau « bac Blanquer » se passent sereinement. Et ni le déni acharné du ministre ni l’absence de couverture médiatique n’y peuvent rien : avec 43 % des lycées dans lesquels les épreuves ont été perturbées ou ont dû être reportées, on peut parler de désastre pour le ministre, ou de « bacatastrophe ».
Ce nouveau chapitre de mobilisation n’est pas complètement déconnecté du mouvement sur les retraites car il a largement bénéficié des structures mises en place dans les semaines précédentes, et notamment des AG locales. Cela a permis par endroits de soutenir les lycéenNEs sur les blocages, face à un pouvoir qui durcit la répression contre la jeunesse.
Et maintenant ?
Le ministre le plus détestable de l’histoire récente de l’École continue de nier la contestation et de mener tambour battant sa politique contre les enseignantEs et les élèves. L’un de ses prochains travaux de démolition : la suppression annoncée des Réseaux d’Éducation Prioritaire. Et de la prime qui allait jusque-là avec. Après la baisse des retraites, voici donc venue la baisse des salaires, en commençant par celles et ceux qui exercent dans les conditions les plus difficiles.
Comme avec le bac Blanquer, il faut espérer que cela ouvrira de nouvelles occasions de lutter. Mais s’il y a une leçon à tirer de cette mobilisation contre la réforme des retraites, qui n’a d’ailleurs sans doute pas dit son dernier mot, c’est qu’elle a tiré sa force de l’unité de l’ensemble du secteur de l’Education. Espérons donc aussi que cela puisse déboucher sur un vaste mouvement des enseignantEs des premier et second degré derrière le mot d’ordre urgent : « Blanquer démission ! »